Ce que j'ai pensé de

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Des bouquins, et pas de place pour les ranger
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mardi 10 janvier 2017

À quoi rêvent les garçons. Mark Twain.

A quoi rêvent les garçons c'est Mark Twain qui raconte son expérience d'apprenti pilote sur le Mississippi. Le concept de la collection Folio 2€, c'est de découper les œuvres de grands écrivains, et de vendre des morceaux prédigérés aux lecteurs paresseux ou fauchés: on instaure en deux deux fastoche l'impôt sur l'argent de poche. Oui mais voilà, au-delà du concept, il y a des gens qui font bien leur boulot. Vraiment bien, parce que ce petit bouquin en apparence inoffensif m'a fait l'effet d'un shoot littéraire. Comme pas mal d'autres titres de la collection, d'ailleurs. 
En un peu moins de 100 pages, Mark Twain fait passer nos vies pour des choses monotones, sages, et pour tout dire timorées. Enfant, Samuel Clemens veut devenir le pilote d'un des bateaux à vapeurs qui descendent et remontent inlassablement le Mississippi. Il écrit : « Nous ne pouvions pas nous engager dans la batellerie ; du moins nos parents ne nous y autorisaient-ils pas. C'est pourquoi, un peu plus tard, j'ai quitté la maison. J'ai dit que je ne reviendrai pas avant d'être devenu pilote et de pouvoir faire un retour glorieux ». 
C'est ça, le style de Mark Twain. Pas seulement littéraire. Imaginez, un gamin de quinze ans que rien ne retient en arrière. Je veux être pilote. Rien de plus n'est dit sur la famille qu'il quitte. Il y a déjà une dureté invraisemblable. Et pourtant, Mark
Twain ne fanfaronne pas, il raconte avant tout les taloches qu'il reçoit quand il oublie qu'il y a ici un haut fond, là un couloir, plus loin un repère sur la berge, et cet arbre qui indique où il faut tourner. Il apprend le fleuve comme on apprend à lire, c'est lui qui fait ce parallèle, sauf que les phrases du livre changent à chaque fois qu'on les déchiffre.

Mais une fois qu'il a su lire le fleuve, qu'il a mesuré l'étendue et la puissance de ce savoir si durement acquis, il n'a qu'un seul regret : le fleuve n'a plus de poésie, pour lui. C'est peut-être pour pour la retrouver qu'il s'est mis à écrire. Une poésie brute, sans chichis, issue de la boue des rives du Mississippi, celle qui portera les immortelles aventures de Tom Sawyer et d'Huckleberry Finn.  
Ce style de Mark Twain, c'est l'Amérique, c'est le style de gens qui quittent leur famille sans se retourner. Il fait entendre ces vies de travailleurs durs, farouches, roublards, et on entend la voix des sondeurs, à l'avant du vapeur. Mark Three ! Trois Brasses de fonds. Mark Twain, deux brasses. Ce n'est qu'après avoir réussi son rêve, celui d'être pilote, que Samuel Clemens choisi ce cri comme nom : Mark Twain. 

On aimerait, enfin, j'aimerais, avoir cette détermination, cette persévérance, avoir une vie aussi aventureuse, on aimerait, j'aimerais tellement, avoir ce style direct et beau. Ce à quoi je rêve, c'est de savoir écrire comme Mark Twain dans À quoi rêvent les garçons, disponible dans la collection Folio 2€



L'audio est et c'est Jimmy de Moriarty qui sert de fond sonore. 

mardi 29 novembre 2016

Que vivre te soit bonheur ! Omar Khayyâm

Que vivre te soit bonheur est un recueil de 101 poèmes d'Omar Khayyâm choisis pour la collection Folio Sagesses. Sagesses vraiment ? Omar Khayyâm fait l'apologie du vin, des femmes, d'un hédonisme qu'on peine à croire sorti de la Perse du onzième siècle. 

Je ne sais pas si mon âme par celui qui m'a pétri
Est abandonnées aux flammes ou promise au paradis
Un verre, une belle, un luth dans quelque jardin : à moi
Ces trois bonheurs au comptant, à toi, le paradis, mais à crédit. 

Ne vous fiez pas à l'apparente légèreté de la forme. Quatre siècles avant Ronsard, le même détachement, la même métaphore pour nous rappeler que le temps passe. Ces roses dont le zéphyr froisse la robe de soie… Les belles, l'alcool, la musique… Seulement ? Non, les belles, l'alcool, la musique pour supporter l'absurde. L'absurde tient en deux vers :

Avant notre venue, rien ne manquait à  l'univers ;
Après notre heure dernière, rien non plus ne manquera. 

Ce désespoir lui fait voir le ciel comme un bol, posé à l'envers sur les hommes, qui, aussi sages soient-ils, ne sont qu'agonisants. Les exégètes me jetteront la pierre, mais il me semble qu'une partie de la douce noirceur de Khayyâm a les couleurs du lendemain d'ivresse… Pourtant, au fil du recueil, le libertin avant l'heure, armé du bon sens d'un savant de son temps, délivre une leçon d'humanisme simple :

Laisse toutes dévotions dues ou surérogatoires :
Mais de ta bouchée de pain, ne sois ni jaloux, ni avare,
À nul cœur ne cause de peine, ni par ta langue ni par ton fait,
Et de ton salut je fais mon affaire. Verse à boire !

La Sagesse, alors, de Khayyâm a sans doute été de ne jamais publier ses poèmes. Ils n'ont émergé que plusieurs décennies après sa mort. Pourtant, certains vers laissent penser que sa discrétion devait être relative :

Khayyâm est un gibier d'enfer, paraît-il, mais qui le dit ?
Qui a vu le paradis, et qui  est revenu de l'enfer ? 

Soyons comme lui hédonistes et prudents et conscients, écoutons le conseil du sage Omar Khayyâm :

Si tu t'enivres, que l'ivresse te soit bonheur
Si tu étreins une femme, que cet amour te soit bonheur !
Toute chose de ce monde s'achève dans le néant :
Dis toi que tu es néant, et que vivre te soit bonheur. 

On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que les docteurs de tous les cultes s'abreuvent à la sagesse d'Omar Khayyâm et nous disent, paraphrasant le titre de ce recueil, disponible chez Folio Sagesse Que lire te soit bonheur.  


La version audio utilise le merveilleux morceau Astrakhan Cafe d'Anouar Brahem. Et oui, il est tunisien, rien à voir avec l'Iran, mais je suis peu calé en musique Perse du 11ème siècle, bande de gros malins. Et oui, j'ai laissé des espaces dans le nom de fichier du mp3, je suis crevé. 



lundi 7 décembre 2015

Les femmes du braconnier de Claude Pujade Renaud


Les femmes du braconnier, de Claude Pujade Renaud, est un roman disponible en poche chez Babel. Le braconnier, c'est le poète Ted Hughes. Il a la force tellurique de ceux qui sont de quelque part. Il est habité par l'esprit des animaux que son frère et lui chassaient dans les chemins creux de la campagne anglaise. Et la première de ses femmes c'est Sylvia Plath. Elle arrive d'Amérique, plein de manques, toujours en fuite, comme tellement d'enfants d'immigrés. Elle fuit sa mère et sa sollicitude qui l'étouffe. Elle fuit la promesse qu'elle lui a fait faire, de ne jamais refaire sa vie. Elle fuit le père et son absence, et sa mort évitable. Mais aussi loin qu'on aille, on abandonne rien. On emporte ses entrailles, les maux qui sont les siens.

Claude Pujade Renaud, sait se mettre à la place d'une femme. C'est tellement rare de voir un homme se sentir autorisé à parler de la vie intime, biologique, des femmes, jusqu'à décrire leurs règles et l'impact qu'elles peuvent avoir sur leur stabilité émotionnelle. Tellement rare que ce Claude est évidemment une Claude. Après m'être senti idiot de ne pas connaître cette écrivaine, je me suis senti idiot de réaliser que la Sylvia Plath du roman est cette Sylvia Plath dont j'avais une vision floue de poétesse anglo-saxonne vaguement féministe. Mais pourquoi la couverture de cette biographie précise-t-elle : roman ? Sans doute pour s'autoriser à écrire chaque chapitre à la première personne du singulier, une première personne toujours différente et toujours singulière. Sylvia, sa mère, ou cette infirmière qui la prendra en affection quand elle et Ted s'installeront loin de Londres. Claude Pujade Renaud, en enchaînant les points de vue subjectifs ne présente jamais une causalité claire, elle n'explique pas, elle montre. Ted trompe Sylvia, malgré ce qui les unit, les enfants, la littérature, la poésie. Est-ce que les hauts et les bas de Sylvia sont trop durs à supporter ? Est-ce que l'attraction qu'exerce la belle Assia aurait de toute façon pris le dessus ? L'auteure ne tranche pas.
On aurait aimé, enfin j'aurais aimé, que l'écriture de Claude Pujade Renaud nous rapproche des protagonistes de ces amours qui vibrent, vrillent, plongent. Mais le charme est parfois rompu brutalement. Les chapitres de dialogues ne fonctionnent pas, la volonté de faire quotidien donne des phrases fades et qu'on peine à imaginer dans la bouche de quiconque, et même dans la sienne après les avoir relues à haute voix.
Et puis les tics des écrivaines écrasées par le spectre de Marguerite Duras. Les phrases sans verbes. Ou pire, l'épithète suivi d'une virgule, suivi du nom auquel il se rapporte, et rien de plus. Énervant, le tic littéraire.
Mais les personnages secondaires nous attachent au livre. Aurelia, la mère de Sylvia, toujours aimante, toujours perdue, David, le mari d'Assia, poète tranquille et doux, presque résigné. Et Winnifred, et les enfants, les frères et les sœurs. Claude Pujade fait évoluer ses héros dans un écosystème romanesque où le lecteur devient à son tour braconnier et guette l'apparition de ces seconds couteaux plus humains, plus aimants, qui tentent, chacun à sa façon, de sauver les artistes de leur propre sensibilité. Sans pourtant la détruire, puisque c'est elle aussi qui fait qu'ils les aiment tant. Comme il est difficile d’être une des Femmes du Braconnier, au sein de ce roman de Claude Pujade Renaud, disponible en poche chez Babel.


Tellement crevé qu'on a l'impression, sur l'audio, disponible ici, que je suis énervé contre quelqu'un. 



lundi 5 octobre 2015

Seeker, de Jack McDevitt

Je tourne la dernière page de Seeker, de Jack McDevitt, chez Folio SF et je suis envahi par un sentiment de reconnaissance. Quand on lit un ou deux livres par semaine, parfois, c'est l'indigestion. Il y a cette étagère entière, avec des Poches français, étrangers, récents, contemporains, classiques réédités, mais rien ne va. Tout est soit trop réel, soit trop mal écrit, soit trop glauque, soit trop lent, soit trop... STOP !

Ces périodes de livres abandonnés à la page dix sont frustrantes, mais souvent ce « non, je n'ai pas envie de lire « ça », et ça, non plus, et ça, pas plus » nous fait sortir de notre zone de confort, nous amène à des livres inattendus. Je ne lis presque pas de science fiction. Souvent trop contente de ses trouvailles technologiques, pourtant vues mille fois, la science fiction néglige trop souvent l'épaisseur des personnages, elle mise tout sur le monde, l'idée, l'intelligence un peu bébête. Mais Jack Mc Devitt ne fait rien de tout ça dans Seeker. Quand il rappelle habilement que pour les protagonistes l'anglais est une langue morte, on réalise que ces humains si proches évoluent dans un futur qui n'aura jamais lieu. Seeker, c'est le nom d'un vaisseau, utilisé par des terriens déçus de leur civilisation, pour aller coloniser un autre monde habitable, ou prétendu tel. Neuf mille ans plus tard, Alex Benedict, antiquaire, pilleur de sites archéologiques, et sa pilote Chase Kolpath se retrouvent par hasard sur la trace du Seeker. 

Bon, on a le droit aux sauts quantiques, à la vitesse supraliminique, les téléphones portables s'appellent des linkers,  pour les armes, ce sera des brouilleurs : on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, un peu plus d'originalité dans la vision du futur. Mais c'est plutôt bien écrit, et surtout, le couple Benedict-Kolpath est intéressant, crédible, attachant. Alors on continue. L'intrigue un peu policière qui s'y greffe n'apporte pas grand-chose, et j'ai même craint que le roman ne s'éteigne plutôt qu'il ne se termine. Mais il faut se méfier des astres qui s'endorment, comme la naine brune dont l'attraction fait pivoter le roman. La fin est vertigineuse, les échelles d'espace et de temps, s'étirent de façon astucieuse, et la réflexion philosophique qui se déploie ne tranche rien, elle nous ramène à nous. À cette myopie spatio-temporelle : nous croyons toujours être à un point culminant de l'histoire, mais la civilisation, l'évolution des sociétés humaines sont des battements de cœur, les contractions suivent les relâchements, les âges de fer suivent des âges d'or, comme des marées contre lesquelles on aimerait que la raison puisse lutter. En nous montrant sur quoi butte un futur qui aurait trouvé le moyen d'explorer d'autres mondes habitables, Jack McDevitt, nous rappelle que l'enjeu est toujours humain, il est toujours ici, toujours maintenant : comment être heureux les uns avec les autres ? Si on ne sait pas faire ça sur notre planète, on ne saura pas sur une autre. Bon, modestement, cette semaine, par exemple lisez  Seeker, de Jack McDevitt, paru chez Folio SF, pour découvrir un autre monde qui aide à être heureux dans celui-ci. 

Pour une fois, j'avais réservé l'exclusivite de la diffusion à Des poches sous les yeux, vous pouvez donc retrouver l'audio ici.

lundi 30 mars 2015

Les Racines Déchirées, de Petina Gappah

Les racines déchirées est le premier recueil de nouvelles de Petina Gappah, disponible en poche chez 10-18. Le titre est un peu grandiloquent, comme s'il était impossible de parler d'Afrique sans évoquer les racines, le folklore. Mais c'est l'éditeur français qui a fait ce choix, car le titre original reprenait celui d'une des nouvelles. Petinah Gappah, elle, évite tous les clichés, tous les écueils de l’écrivain africain qui écrit pour le monde entier. Pas de pittoresque inutile, ni de misérabilisme, pas de revendication balourde : chaque nouvelle décrit un morceau de la réalité d'un pays qui n'a pas su prendre le virage de l'indépendance. 

Petinah Gappah change de sujet, de protagonistes, mais elle conserve sa capacité à faire le pas de côté qui lui permet de toujours trouver un angle inattendu. Pour nous parler de la rapidité avec laquelle on s'élève puis on tombe en disgrâce dans un régime révolutionnaire, elle décrit une femme qui pleure un cercueil qui ne contient pas la dépouille de son mari. Pour nous montrer la réalité des townships, elle décrit les extrémités auxquelles peut pousser le désir d'enfant. Et quand d'autres plus maladroits expliqueraient qu'un pays à qui on n'a pas laissé le temps de développer ses élites ne produit que des fonctionnaires incompétents, cupides et naïfs, elle raconte une histoire d'arnaque à la nigériane, dérisoire et tragique. 

On aurait aimé, parfois, enfin, j'aurais aimé, reconnaître un style, une langue spécifique, mais Petina Gappah prend à chaque fois la voix de ses protagonistes. Et c'est avec cet air de ne pas y toucher que l'auteure nous touche, parce que la pire des condamnations est rarement dans le réquisitoire, dans l'accusation, la récrimination, la pire des condamnations, c'est souvent la vérité toute nue, toute simple, celle des gens qui ne se révoltent même plus contre elle, celle qui n'a pas besoin qu'on la rehausse de couleurs criardes. 

Les lèvres des malades du sida sont simplement plus roses, la peau du propriétaire indien qui résiste à tous les changements de régime plus sombre, plus criard le pantalon de cet expatriée qui fait rêver tout le pays et cache la misère de l'émigration, car elle reste préférable à ce pays dont l'argent sans cesse dévalué ne permet d'acheter que les fonctionnaires corrompus. 

Ce pays, c'est le Zimbabwe. Et quand Petina Gappah laisse traîner des repères chronologiques, on réalise que tout ça dure depuis des décennies. On s'y est habitué, comme les personnages s'habituent à Mugabe, comme on s'habitue à la langue de bois autoritaire qui annonce puis accompagne les dictatures de tous les pays. Alors, pour résister à l'uniformisation, à la déréalisation du vocabulaire, Petina Gappah varie les registres, le ton, elle laisse non traduites beaucoup d'expressions dont on devine le sens par le contexte et dont la musique nous rassure, nous réjouit. La parole vivante est la marque de la vie, de l'humain, et l'universalité des histoires que raconte Petinah Gappah dans les racines déchirées, remarquablement traduites chez 10-18 par Anouk Neuhoff, devrait nous interroger sur notre passivité devant l'appauvrissement lexical, devant la relégation de la littérature aux marges de la société de consommation, devant la disparition progressive d'une classe moyenne heureuse, tous ces clichés face auxquels il faudrait, comme Petina Gappah, savoir faire un pas de côté pour les décrire avec la même bienveillance impitoyable.  



L'audio est disponible ici, avec un fond sonore de Chamunorwa Nebeta & The Glare Express, un groupe Zimbabwéen cité dans le livre. 


Oui, bon, ben ceux qui repèrent que je dis que "pas besoin de couleurs criardes", avant de décrire le "pantalon criard", ajoutant ainsi à la contradiction la répétition, z'ont qu'à me trouver un boulot, et je pourrai me coucher plus tôt et être moins crevé pour faire mes chroniques. Ou juste un salaire, tiens, je pourrai ainsi me remettre à écrire des romans. 

lundi 9 février 2015

Mensonges d'été, Bernard Schlink, chez Folio

Mensonges d'été, ce sont sept nouvelles de Bernhard Schlink, parues chez Folio, sept histoires de dissimulation, d'évitements, de petits arrangements avec la vérité.

Ne commencez pas le recueil par la première nouvelle, elle m'a semblé d'un ennui mortel. Ses protagonistes sont antipathiques, le format, trop long pour une nouvelle, trop court pour un roman, et l'histoire de ce musicien qui rencontre une femme trop riche à son goût se termine sans chute véritable. Mauvaise pioche ? La seconde nouvelle, une histoire d'adultère manqué, fonctionne un peu mieux, mais les personnages ne sont pas beaucoup plus attachants. Pourtant, il faut tenir, tenir ou passer aux nouvelles suivantes.

Les mensonges y deviennent plus énormes, leurs conséquences plus lourdes, et, paradoxalement, le recueil s'allège. On ne peut pas dire que la joie envahisse les pages, mais on décolle, juste assez pour ne plus toucher terre, juste assez pour que plus aucune friction ne permette de freiner les enchaînements et les engrenages. Plus les protagonistes se plantent, se ratent, plus on a envie de les aider, de les secourir, de les aimer.

Parce que celui-ci tente de sauver son amour, sa vie de famille ou que celui-là, escroc, voleur, peut-être même assassin est habité d'un charme délicat.

Quant aux trois dernières nouvelles, elles sont simplement bouleversantes.
On voit un homme devenir un homme juste à temps, être lui-même, enfin, juste avant de ne plus être du tout. Puis, un autre, et son père, à la fois si tristement conforme à l'image que son fils se fait, et autre, à jamais insaisissable. Le livre se termine par un voyage vers le sud, celui d'une vieille femme qui a bâti sa vie sur des souvenirs à double fond. Cette dernière nouvelle est la seule à finir sur un retournement de situation inattendu, comme si Bernhard Schlink voulait nous dire : « Bon, si je n'ai pas mis de chute spectaculaire aux précédentes nouvelles, c'est que j'ai choisi de ne pas le faire, de ne pas donner dans l’esbroufe. Mais quand je veux... »


Peut-être alors, que si les premières nouvelles m'ont paru si plates, c'est parce que j'ai pris l'habitude des romans à rebondissements, et qu'il faut du temps, tout comme il faut un peu de temps pour entrer dans un film de Tarkhovski après avoir regardé d'une traite les 3 premières saisons de Prison Break ou de Walking Deads. Bien-sûr, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que la tonalité du recueil ne soit pas entièrement mélancolique. J'aurais aimé que l'écriture de Bernhardt Schlink accepte un peu plus de relief. Mais c'est parce que le style de ces Mensonges d'été, parus chez Folio Poche, est parfois à la limite du lisse, que ce qui s'y reflète, inexorablement, ce sont nos propres mensonges, les petites compromissions avec lesquelles nous avons appris à composer. 

Mensonges d'été, Bernard Schlink, chez Folio. 349 pages

La chronique audio est disponible ici. Le fond sonore est un arrangement à base de Bach qu'on entend dans Solaris de Tarkhovski, et que Bach tient une place particulière dans une des nouvelles du recueil. 

mardi 23 décembre 2014

Le Poisson pourrit par la tête, de Michel Goussu, au Castor Astral.

 On se demande pourquoi on continue. Qu'est ce qu'on attend du travail qu'on fournit ? On voit ce qui marche en librairie. Cette année : Valérie Trierweiler, Eric Zemmour. Ça fait beaucoup de haine pour très peu de littérature. Et même si cette année, j'ai lu Le premier homme, et même si cette année, Certaines n'avaient jamais vu la mer, et même si cette année, William Nicholson, John Harvey, Rudigoz, et même si cette année, Les poches sous les yeux et le plaisir du travail en équipe.  Tout cela en m'a pas fait trouver du travail. Enfin ne m'a pas fait gagner d'argent. Je suis toujours chômeur, je vis toujours seul, toujours loin de mon fils. Alors, à quoi ça sert ? Et je ne vais pas vous faire la réponse des philosophes, « ça ne sert à rien, et c'est ça qui est beau ». Foutaises. Je ne sais pas à quoi ça vous sert. Moi, ça me sert à ne pas me sentir seul. À partager, avec des sensibilités qui me ressemblent, parce que ça rassure, avec des sensibilités qui me sont éloignées, avec qui, sans un livre entre nous, je ne saurais pas le faire.

Alors voilà. Il est là. Le poisson pourrit par la tête. Je le tiens dans les mains. Un livre. Un vrai livre ! Avec tout le travail qu'il m'aura fallu, à défaut de talent ou de facilité. J'ai ressorti le premier manuscrit, trop biographique, trop lourd, et que j'ai dû éclater en mille morceaux pour l'alléger d'un tiers de ses mots. Que j'ai dû retravailler pendant plus d'un an, pour trouver, enfin, l'angle fictionnel qui convenait.

Tout le travail de ceux qui sont autour.

Celui de Jean-Yves Reuzeau, qui a bien voulu remarquer ce Poisson parmi les 1500 manuscrits que le Castor Astral reçoit chaque année. Mille cinq cents, putain. Etqui m'a dit qu'à part le début tout était à reprendre.

Le travail de Bénédicte, avec qui j'ai bataillé pour des virgules et des conjonctions de coordination (attention, je n'ai pas encore vérifié que tout avait été pris en compte, je suis encore susceptible de te pourrir la vie !)

Le travail de Marc Taraskoff, qui en une seule image a su saisir l'ambiance, l'esprit. Et même changer la cravate de mon poisson pour qu'elle fasse plus corporate.

Le travail de Marc Torralba, qui a su donner à cette image la texture qu'il fallait pour en faire la couverture idéale. Je la regarde, cette couverture, je la caresse et j'essaie de comprendre comment elle peut être être aussi nette alors que le papier est texturé. Comme je ne comprends pas, j'ouvre au hasard et je hume l'odeur du papier, de la colle, je relis des passages. Et je me marre parce que je suis content.

Et François Betremieux, qui m'appelle, me demande les adresses qui manquent, celles des gens dont on espère qu'ils seront touchés, qu'ils voudront en parler. François qui m'envoie des encouragements juste au moment flippant où je prends conscience que je ne retoucherai plus jamais le Poisson. C'est à lui de toucher les gens, tel qu'il est.

Ou pas. Mais je n'ai pas envie de penser au ou pas.

Le hasard de la numération en base 10 fait que cet article est le centième de ce blog.  Cent articles, un peu moins de cent semaines. J'ai usé les nerfs de pas mal de monde au cours de ces presque deux ans. Mais aussi des trois ou quatre années qui les ont précédés. Et des trente-deux qui ont précédé celles-ci. Enfin, il paraît. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que la sensibilité qui nous livre toutes portes ouvertes à un monde foisonnant, paradoxal, violent, cette sensibilité qui nous permet de sentir ce contre quoi d'autres ont appris si tôt à se protéger, on aurait aimé que cette sensibilité qui nous fait écrire ne soit pas aussi celle qui nous rend intransigeants, à vif, susceptibles, cyclothymiques, j'en passe, vous saurez compléter le tableau. Ceux qui m'entourent, savent combien je n'ai pas le choix. Alors à quoi ça sert, tout ça, si c'est pour ne pas rendre heureuse celle qui m'accompagne ? C'est qu'on se trompe sur l'effet et la cause. Sans l'écriture, sans la lecture, sans la compréhension du monde couchée sur le papier, transmissible, sans le partage rendu possible d'une sensation dans laquelle on se retrouve, ce serait à pleurer, sans tout ça ce serait, je serais, pire, bien pire qu'avec. Ce serait ni l'argent ni le beurre.

Le hasard des rencontres fait que je comprends cela au moment où Roger Rudigoz et ceux qui l'ont connu me l'expliquent. Et que du coup, même moins talentueux, je me sens moins seul, moins bizarre, moins maudit.

Le hasard de la tradition judéo-chrétienne fait que ce livre arrive comme un cadeau de fin d'année.

Rêvons qu'il soit la mèche d'une année du phénix qui s'est bien faite attendre.







PS : Je vous épargne l'audio pour ce billet, mais sachez que Le poisson pourrit par la tête, de Michel Goussu, au Castor Astral Éditeur, sera disponible dans toutes les bonnes librairies à partir du 8 janvier. Il dépend de vous qu'il trouve son public, comme on dit en sous-entendant qu'il a un public à trouver. Merci encore à ceux, celles, celle qui ont su m'épauler pendant tout ce temps.

PPS : ceux qui suivent un peu savent que je truande gravement puisque le blog est né en avril 2013, mais j'étais sincère quand j'ai écrit le truc puisque je pensais ne sortir qu'un article par semaine, au max. 



lundi 15 décembre 2014

À pas aveugle de par le monde, de Leïb Rochman, en Folio

Pourquoi recommander de lire À pas aveugles de par le monde, de Leïb Rochman, enfin paru en français chez Folio, alors que je n'ai pas réussi à le lire intégralement ?

Parce qu'il y a des travaux impossibles qui doivent être menés. Écrire sur le retour des survivants de l'Holocauste est un travail impossible. Chroniquer ce travail impossible est un travail impossible. Mais qui doit être fait. Il n'y a pas de chiffres dans ce livre, pas de statistiques, pas de descriptions insoutenables. Plus on avance, plus on comprend qu'il n'y aura rien de directement réel, rien à quoi se raccrocher. C'est ce qui rend le livre impossible à lire dans son intégralité. Et c'est ce qui permet de comprendre, en le lisant, des choses qu'aucun autre livre, aucun documentaire, aucun débat ne m'avaient permis de comprendre plus tôt. Par exemple le scandale de l'immédiat après-guerre, ces survivants qu'on accueille comme des gêneurs, responsables de la mauvaise conscience des Nations, victimes tellement humiliées qu'elles portent elles-mêmes la honte de leurs bourreaux.

Leïb Rochman parle des camps mais il écrit : les Plaines. Refuser le vocabulaire des bourreaux, réinventer la narration. Impossible de vivre après les Plaines. Avoir survécu est une trahison. Vivre, c'est comme sortir du Peuple, puisque le Peuple tout entier se trouve désormais sous la surface, hurlant après la descendance qu'il ne pourra pas avoir. Impossible, donc, aussi, de mourir. Mourir, c'est trahir encore, c'est finir le boulot des bourreaux. Pour survivre face aux Nations, ce Peuple désagrégé se raccroche à l'éternelle injonction : croissez et multipliez-vous. Mais sans l'envie, le désir est une mécanique, un devoir, et croissez et multipliez-vous n'est plus qu'une phrase. Commence alors le procès des Livres du peuple du Livre, dans un tribunal de Cauchemar où l'humain et le verbe se confondent, s'accusent, et tentent de se sauver l'un l'autre.

Bien sûr, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que tout me fut expliqué, plutôt que ce récit où les lieux, les temps, les personnages sont toujours indistincts, perméables, presque indéfinis. Comme si l'âme du Peuple était un unique narrateur s'imposant à chacun tour à tour. Mais c'est cet onirisme sombre et flou qui refuse au cerveau la possibilité de se rassurer, de se distancier, c'est cet effort nécessaire qui permet, soudain, dans ce tout chaotique, de saisir l'essentiel, comme les nutriments dans un flot de fibres indigestes et qui permettent pourtant ce transit horrible dont dépend la vie.



J'ai lu ici et là des éloges de la langue de Leïb Rochman et de la forme du livre. Je ne les partage pas. Et pourtant il me semble qu'aucune autre langue, aucune autre forme, ne pourrait mieux expliquer ce que nous nous efforçons de ne pas comprendre. Comprendre, et non approuver. Comprendre, et non justifier. Il est inutile de condamner l'expansionnisme des colons sans comprendre d'où vient leur croissez et multipliez-vous. Moi, je suis né deux ans avant la mort de Leïb Rochman, et je ne suis pas historien. Je ne suis pas juif et je ne suis pas palestinien : je suis sans doute la personne la moins légitime qui soit pour parler de l'Holocauste ou de l'Intifada.Mais ce que j'ai ressenti, c'est que le silence, ou, pire les cris, les balles, les bombes, enfin, l'impossibilité de se parler, donc, de se comprendre, l'impossibilité des Nations de dire que ça suffit, trouve sa racine ici. Car c'est d'une Europe sourde que sont partis, À pas aveugles de par le monde, les pères de cet État qui refuse d'apprendre à compter les victimes civiles de part et d'autres des barrières qu'il érige. C'est d'une Europe sourde que sont partis, À pas aveugles de par le monde, Leib Rochman et les pères de ceux à qui revient un travail impossible mais qui doit être fait : désapprendre le Destin, qu'on subit, préférer l'Histoire, et la construire à partir de ce dont ils ont été privés. À pas aveugles de par le mondee, de Leïb Rochman, chez Folio, exige de ces fils qu'ils deviennent une Nation, capable, elle, d'écouter les souffrances d'un autre Peuple qu'on prive de place sur la terre. 


La chronique audio est disponible ici

On me pardonnera de la redondance de la bande son, car ce morceau "Khosid Dance"de Mickaël Levy perpétue une musique Klezmer émouvante et jamais coupée de ses racines. 

lundi 1 décembre 2014

Petit éloge des souvenirs, de Mohammed Aïssaoui

Petit éloge des souvenirs de Mohammed Aïssaoui, est un petit  livre pour un petit prix, puisqu'il est sorti dans la collection Folio deux euros. 

Le paradoxe du livre est évident, dès le premier paragraphe : 

« De mes souvenirs d'enfance, je ne garde qu'un arbre penché sur une rivière. La fraîcheur de l'eau, le soleil l'après-midi, les noyaux d'abricots, et c'est tout. Oubliés les prénoms de mes amis. Les noms de famille de mes voisin. Les parfums et les jeux. La faute à un choc : à neuf ans et demi je quittai mon pays pour un autre. »

On s'attend, avec ce début passionnant à un livre intime, risqué. Hélas, l'avant-propos laisse place à deux parties plus convenues ; une boîte à outil du souvenir suivie d'une petit anthologie personnelle. Après la fin de la première lecture, je suis resté sur ma faim. Quoi, c'est tout ? Mohammed Aïssaoui ne livre que cela ? Et la petite anthologie ! Camus, Modiano, Delphine de Vigan ? On ne découvre personne. 

Mais en arrivant aux dernières pages, j'ai compris que ce petit éloge des souvenirs aurait dû s'appeler : petit mode d'emploi de la traque du souvenir personnel. Je reprends alors la table des matières, et j'ai envie, moi aussi, d'aller chercher l'album de famille, les lieux du passé, les archives, de dresser une liste des premières fois, un atlas des copains d'avant-hier. 

On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, trouver plus de Mohamed Aïssaoui dans ce petit éloge des souvenirs, rencontrer une écriture plus personnelle, au lieu de cette impression d'un manuel écrit trop vite, cette impression que l'auteur fait ce qu'il peut avec ce qu'il parvient à se rappeler. On est finalement tous aussi démunis devant le temps qui file, qui emporte non seulement les souvenirs, mais aussi, évidemment, notre jeunesse. On se voit plus lent pour la lecture, plus lent pour l'écriture, les souvenirs se font plus fuyants, plus flous, ils renâclent à sortir de leur passé plein de vie pour nous rejoindre, là où nous sommes sur la ligne du temps. 

Alors on utilisera la boîte à outil que Mohammed Aïssaoui nous propose en Folio Poche, et on poursuivra tout ce qui était bon, tout ce qu'on a surmonté, aussi, afin, à notre tour, d'écrire notre propre Petit éloge des souvenirs.

On peut écouter la chronique en audio ici, avec la belle trompette de Chet Baker derrière. 

TL;DR : Petit éloge des souvenirs, de Mohammed Aïssaoui propose une petite boîte à outil pour aller rechercher des bribes de son passé. 

lundi 20 octobre 2014

Folie dans la Famille, William Saroyan

Folie dans la famille, de William Saroyan, paru chez Libretto, m'a fait passer par toutes les émotions possibles, en à peine 150 pages.


Bien-sûr, j'ai une faiblesse particulière pour les récits de fils d'immigrés. Je suis toujours sidéré d'assister à cet entre deux mondes. Celui de la communauté d'origine, reconstruite dans le pays d'accueil, pour tenir, face à la pauvreté, face au rejet, face au déracinement. Et celui du pays d''accueil, inconscient d'être lui-même le fruit d'un rêve unique porté par les vagues des immigrations successives. Saroyan décrit sa famille, sa communauté, une Arménie en sursis dans la petite ville Américaine de Fresno. Il montre autant de folie que de sagesse, une déraison slave que tempère à peine un fatalisme déjà oriental. Et il montre l'Amérique, celle où chacun se bat pour vingt-cinq cents par jour, puis pour son premier dollar, une Amérique impitoyable, mais où le travail permet de s'en sortir.

Bien-sûr les histoires ont subi la lente transformation mythologique des récits racontés cent fois, déformés, embellis. Pourtant on imagine que la famille Bashmanian ressemble d'assez près à la tribu dont Saroyan s'est extrait à la force de sa plume. Pas d'histoires larmoyantes, pas de leçons. Saroyan écrivait de lui-même : « Je n'élabore pas une intrigue passionnelle. Je ne crée pas de personnages mémorables. Je n'ai pas un joli style, je ne fignole pas une belle atmosphère. [...] J'écris une lettre aux gens ordinaires ; je leur dis dans un langage simple des choses qu'ils savent déjà. »

Chaque nouvelle est racontée à la première personne. Un nouveau narrateur à chaque fois, mais jamais vraiment un narrateur différent. Car tous partagent un solide bon sens qui ouvre leurs yeux sur l'absurdité têtue des comportements familiaux. Mais tous partagent une bienveillance inoxydable, une tendresse, qui ne tournent jamais au jugement et à la condamnation. Saroyan leur offre la parole et leur âme en sort guérie.

Les histoires partent de l'enfance à Fresno et se poursuivent jusqu'à la vie d'après la galère, d'après le succès, même, lorsque derrière les histoires de père divorcé à Paris on devine ces éléments de biographie qu'on connaît : l'alcool, le jeu, les dettes ces palliatifs qui permettent parfois aux doux de survivre ; en les empêchant de vivre vraiment. Bien-sûr, on aurait aimé, enfin j'aurais aimé ne pas sentir les évitements, les mensonges par omission, les exagérations. J'aurais aimé que la mythologie ne contamine pas le récit. Mais on se dit qu'en moyenne Saroyan ment d'un côté, puis de l'autre, si bien qu'en moyenne, on en retire une sorte de vérité statistique, non biaisée, et la conviction qu'il existe peut-être un chemin vers le réel qui ne passe pas par l'abandon de la mythologie, mais par la moyenne des mythologies multiples.

Et je crois que chacun peut trouver un peu de soi-même dans les errances de ses aïeux, à la manière de William Saroyan, avec la même bienveillance goguenarde qui éclaire le recueil Folie dans la famille paru chez Libretto.

La chronique audio peut être écoutée ici. Le morceau Elegy, d'Arno Babadjanian, compositeur arménien contemporain de Saroyan, sert de fonds sonore à cette chronique. 

 TL ; DR : un recueil de nouvelles, sur les membres d'une famille arménienne en Californie, entre le début du vingtième siècle et les années 70. C'est beau, drôle, bienveillant. 

lundi 13 octobre 2014

Petit éloge de l'errance, d'Akira Mizubayashi

Petit éloge de l'errance, d'Akira Mizubayashi, dans la collection Folio 2 €, est un livre déroutant et rassurant à la fois. Rassurant parce que déroutant. Il y a quelque chose de rassurant à se dire qu'il existe encore des différences culturelles, qu'il existe encore de l'étrange chez les étrangers, même lorsqu'il écrivent en français. 
On aurait pu s'attendre à des récits de voyage, ou au témoignage d'une vie underground et déjantée, mais l'errance dont parle Akira Mizubayashi exige de nous un déracinement pour se faire comprendre. Alors que nous sommes un peuple d'individualistes qui se lamentent sur l'absence d'esprit collectif, le Japon que décrit Akira Mizubayashi est un corps étatico-moral unique, un animal à sang froid au nom duquel ses habitants se réfugient dans un conformisme mortifère. 

On aurait aimé, nous, enfin, j'aurais aimé, que mon pays respire d'un seul souffle, j'aurais aimé croire qu'en cas de catastrophe nucléaire certains d'entre nous se porteraient volontaires pour décontaminer un site au péril de leur vie. Mais ce que montre Mizubayashi, c'est que c'est ce même esprit de corps, qui après la catastrophe, empêche l'émergence de voix discordantes, la réflexion individuelle au service du collectif. 

La démonstration passe par un éloge étonnant du contrat social de Jean-Jacques Rousseau, sans doute un peu idéalisé, à la façon dont nous redécouvrons la beauté de notre pays dans les commentaires émerveillés de touristes qui n'en sont pas blasés.  

Les passages où l'auteur s'éveille à cette dissonance entre lui et le collectif renvoient à son enfance, à la honte, à la peur de la différence. Ce sont les plus forts du livre. Ils semblent expliquer les scènes du cinéma de Kurosawa autant qu'être expliquées par elles, et l'on peut relier l'expérience du Ronin qui s'exclut volontairement des ordres de la société japonaise et celle d'un jeune universitaire peu chaleureux qui doit se battre contre les positions d'autorité de grands professeurs et de petits ambassadeurs. 

L'errance dont on souffre parfois, celle qui nous fait pleurer une communauté fantasmée où l'on n'a jamais su trouver sa place, celle qui nous fait envier ceux qui ont trouvé la leur, l'errance qui nous fait dire « ce serait plus facile si je faisais comme eux », c'est aussi celle qui nous empêche de penser comme eux, ceux qui sont nés quelque part, de penser comme ceux qui ne font pas l'effort de penser. Mizubayashi, lui, a dû apprendre à penser contre son corps social pour se faire « habitant solitaire d'un royaume intermédiaire où l'on parle à la fois japonais et français, et en me demandant comment un jour, on pourra faire advenir un monde meilleur plus soucieux de la valeur de chaque voix singulière, et par conséquent, de chaque individu. » 

Il doit exister entre le conformisme et l'individualisme une zone où se pratique ce Petit éloge de l'errance, cher à Akira Mizubayashi et disponible dans la collection Folio deux euros. 

Le fonds sonore de la chronique, que vous pouvez écouter , est assuré par le morceau The Lost voices du DJ Japonais DJ Krush.


TL ; DR : Petit éloge de l'errance, de mizubayashi, en Folio 2 € (seulement 2 euros!) parle de la nécessité de laisser s'épanouir des voix singulières. Ecrit en français par un japonais, c'est un miroir inversé de notre société. Déroutant et rassurant à la fois. À lire. 

lundi 6 octobre 2014

Chercher Proust, de Michaël Uras (avec Christophe Lucquin)

 Dans la sélection du prix des lecteurs du livre de poche, cette année, il y avait une petite pépite.

Chercher Proust, de Michael Uras, publié d'abord par Christophe Lucquin puis disponible au Livre de Poche, était un livre trop délicat pour faire partie du palmarès. Mais il ne faut pas se fier à son titre, car si la passion que le héros ressent pour Proust contamine sa vie, elle ne contamine pas le style de Michael Uras, qui offre une histoire burlesque, imparfaite mais vraiment accessible et attendrissante. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que l'auteur nous en parle lui-même, mais c'est son éditeur Christophe Lucquin, que j'ai eu la chance de rencontrer, et qui mieux que moi, nous donne un aperçu, à travers le parcours de ce livre sympathique, de la fragile existence d'une petite maison d'édition. 

Pour une fois, l'intégralité de la chronique n'est disponible qu'en audio, ici, parce que je n'ai malheureusement pas le temps de retranscrire l'interview de Christophe Lucquin, 

lundi 29 septembre 2014

Un certain Lucas, de Julio Cortazar

Un certain Lucas, disponible en Folio est à la hauteur de ce qu'on peut attendre d'un écrivain qui s'appelle Julio Cortazar. Julio Cortazar. Vous imaginez ? S'appeler Julio Cortazar et devenir employé de banque ou fonctionnaire territorial ? Non.  Son personnage non plus. 

Lucas n'est plus un jeune homme. Mais à soixante-dix ans, il peine encore à unifier les différentes facettes de sa personnalité. Chaque chapitre est un petit épisode de sa vie, présent, ou passé, voire lointain, et une histoire se dessine. Ou plutôt non, un portrait. Mais un portrait cubiste, de face et de profil à la fois. Et encore, le cubisme s'est toujours pris un peu trop au sérieux. Alors que Lucas, lui, est assez taquin pour qu'on le jette dehors, qu'on le roue de coups, qu'on l'insulte, qu'on le conspue... Et c'est qu'il le mérite un peu, parfois. Mais il est si magnifiquement insupportable qu'on sourit, puis qu'on rit franchement. Depuis quand n'avais-je pas ri comme j'ai ri en lisant la façon dont Lucas enseigne l'espagnol à des parisiens expatriés en Argentine ?  
Pour arriver à ce degré de fantaisie, pour sauter de Buenos Aires à Marseille,  il faut probablement écrire au fil de l'inspiration, et Cortazar semble parfois découvrir son livre en l'écrivant. Sauf le milieu de l'ouvrage, qui relève au contraire du calcul le plus cynique. 

L'auteur, comme son héros, est un sacré filou. Je me souviens d'un voyage de travail en ex-Allemagne de l'Est, où l'on nous avait servi des Knödels. Cette véritable insulte à la gastronomie ressemble à une énorme pomme de terre sphérique, reconstituée à partir de divers ingrédients farineux, et qui cache en son cœur une petite surprise. Parfois, un croûton de pain, parfois un lardon unique, parfois un morceau de foie. Une sorte de Kinder surprise du pauvre que les restaurateurs nous apportaient quelque soit le plat que nous commandions. Peu au fait de la logique agglomérative de la langue allemande, nous n'avions pas repéré que Erdapfelknödel ou Kartoffelknödel étaient des Knödels à la pomme de terre. Plus vicieux, Grießklößchen, bien que ne contenant pas le terme de knödel était un knödel à la semoule, au milieu duquel se cachait un morceau de pomme de terre. 

De même, alors même qu'on ne peut trouver nulle part trace du terme Knödel dans le titre de ce livre il abrite un petit croûton surprise. Soudain, plus trace de Lucas, et Julio Cortazar fourgue sans vergogne un petit recueil de textes disparates. Certains sont des instantanés d'identité latine, d'autres des nouvelles dont la poésie, un peu datée, serait celle d'un Boris Vian d'Amérique du Sud. Pour d'autres encore, l'absurde est plus marqué et on pense à un Ionesco mâtiné de réalisme magique. 

Bien-sûr on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que ces interludes soient moins inégaux. Mais Cortazar est retors et il sait nous ramener Lucas juste avant que notre attention ne décline. Alors on ne regrette pas d'avoir traversé le ventre mou du livre, car on découvre le pacte magnifique que Lucas propose aux révolutionnaires qui lui reprochent d'écrire de façon trop compliquée pour les foules. «  Si nous renonçons, nous, à la création verbale à son plus haut niveau et le plus raréfié, vous renoncerez, vous, à la science et à la technologie sous leur forme également vertigineuse et raréfiée, par exemple, les ordinateurs et les avions à réaction. Si vous nous interdisez le progrès poétique, pourquoi profiteriez-vous peinard des progrès scientifiques ? » 

On saluera la traduction de Laure Bataillon, également à son niveau le plus haut et le plus raréfié, car elle nous permet de profiter de toute la vitalité de ce Certain Lucas, de Julio Cortazar, disponible chez Folio, un récit sans queue ni tête, mais avec des tripes, du cœur, et une gorge déployée en un long éclat de rire.  


L'audio est ici, pour les une personne et demi qui écoutent les chroniques. Vous savez que plein de mes chroniques et plein d'autres chroniques de livres de poches sont disponibles sur le site Des Poches Sous Les Yeux ?

lundi 22 septembre 2014

Denis Grozdanovitch, Petit éloge du temps comme il va.

Lorsque j'ai reçu ce Petit éloge du temps comme il va, de Denis Grozdanovitch, dans la collection Folio 2 €, je n’ai pas pu m'empêcher de penser qu'on publiait trop de livres et trop peu de littérature. Puis, je me suis demandé si la littérature de commande pouvait faire de la bonne littérature. Les premières pages ne m'ont pas rassuré. Denis Grozdanovitch ouvre sur un faux suspens : pourquoi en français utilise-t-on le même mot pour le temps qui passe et pour le temps qu'il fait ? Comme s'il y avait un mystère à ce que le temps qui passe soit rythmé par les saisons, l'alternance de jour et de nuit, de soleil et de pluie. Par le temps qu'il fait. Quelques souvenirs trop respectueux du sujet renforcent l'impression de lire un bon élève, un très bon élève, de ceux qui aiment les adverbes ronflants, les citations, de ceux que rassurent l'érudition à bon compte. On n'aurait pas aimé, enfin, je n'aurais pas aimé que le livre ne fût que cela. Alors quand Grozdanovitch se perd, quand on sent qu'il sort du chemin qu'il s'était trop bien tracé, c'est avec plaisir qu'on le suit ; détours heureux et fortuits. 

On apprend la bonne façon d'être mauvais joueur, la mauvaise façon de prendre les bonnes drogues, on passe des tours de Manhattan aux plages de l'île d'Ouessant. 

Parfois Grozdanovitch la provoque, cette suspension du temps dont il parle, et les proximités qu'il revendique avec Proust, avec Tarkhovski apparaissent naturellement, évidentes. D'autres fois, il enfonce des portes ouvertes et habille le vent de concepts philosophiques confidentiels, comme la Persuasion de Carlo Michelstaedter, ou inversement de lieux communs illustrés par l'insupportable Alice de Lewis Caroll. Mais ce n'est pas grave, c'est juste une promenade, des Ardennes au musée de la Piscine, à Roubaix, du Pont des arts aux rives de la Tamise, du Mistral à la neige soyeuse, de la pluie, souvent, aux jeux de la lumière à la surface de l'Yonne. Cette petite détente à la Felix Leclerc, cette respiration, c'est un nécessaire rappel de la façon dont on a su, enfant, déchiffrer les nuages, parce qu'à force de compter les saisons, celles qui nous restent sont peut-être déjà plus rares que celles qu'on a laissées derrière soi, et il nous faut alors cette légèreté, pour faire, comme Denis Grosdanovitch dans cette collection Folio 2 €, un Petit éloge du temps comme il va. 

Petit éloge du temps comme il va, de Denis Grozdanovitch, Folio, 2,00 €.

LA version audio est ici, c'est même celui qui l'héberge qui m'a fait remarqué que j'avais oublié de la mettre !

TL ; DR : Un éloge parfois un peu trop sage du temps comme il va, léger, mais d'une légèreté salutaire. 

lundi 14 juillet 2014

Le Jeu des Ombres, de Louise Erdrich, au Livre de Poche.

Le jeu des ombres, de Louise Erdrich, que j'ai reçu dans le cadre du Prix des lecteurs du Livre de poche, commence par un procédé littéraire : une femme annonce qu'elle écrit maintenant deux journaux. Le premier est celui qu'elle tenait avant, et dont elle sait maintenant que son mari le lit en cachette. Le second, dans lequel elle décrypte les mensonges qu'elle laisse dans le premier. 

Il y a quelque chose de scolaire, de sage dans les premières pages. Mais ça ne dure pas. Irene America n'est pas seulement la femme de Gil, elle est son modèle, sa muse, la mère de ses enfants. Vraiment ? Est-ce que Gil peut en être sûr ? Est-ce que le lecteur peut en être sûr ? 

Bizarrement, le livre ne repose pas sur le suspens, mais sur la façon dont tout se déglingue. Les mots d'Irène sont encadrés par les mots d'un narrateur qui semble tout proche, et l'on passe du contenu des agendas au reste de l'histoire sans aucune convention typographique. On pourrait croire qu'on va se perdre, mais ce sont les personnages qui se perdent. Les enfants, qui regardent leurs parents se déchirer, s'aimer, se faire du mal, se faire du bien. Les parents. Depuis longtemps. 

Bien-sûr, c'est Gil, le méchant. Le peintre égocentrique, qui expose le corps de sa femme dans des toiles dont l'impudeur fait sans doute une part du succès. Bien-sûr, c'est Irène qui a tort. Elle devrait arrêter de boire, partir, cesser de mentir, de truquer ses agendas. Bien-sûrs ils se détestent, bien-sûr ils s'aiment contre le reste du monde. Mais Gil voudrait posséder Irene, et Irene, il y a longtemps, lui a laissé croire qu'elle le laisserait faire. 

En toile de fond, leurs origines amérindiennes, l'appartenance, la béance laissée par des pères absents, la recherche d'identité, l'Amérique dévorée par son rêve. En toile de fond un autre peintre, qui immortalisait les visages de tous ces américains natifs, Lui aussi ambigu, lui aussi fidèle à ceux qui mourraient bientôt des maladies apportées par les colons, ou par leurs armes, ou qui survivraient à peine, dans des réserves, comptant le sang qu'ils sauveraient de leurs arbres généalogiques ravagés par moitié, quart, huitième. Comme comptent les immigrés après des mariages mixtes. Sauf que pour l'Amérique, ce sont les natifs qui ont vu leurs gènes se diluer dans les gènes des colons, qui ont vu leur sol leur échapper, puis leurs passés, leurs rêves.

Le désarroi est partout dans le jeu des ombres, et les explosions de violence sont suivies de réconciliations glaçantes, précédées de silences électriques.

On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que le langage, le style, soient aussi déglingués, aussi aventureux. Mais peut-être que le décalage entre les phrases courtes et sages et la folie ambiante participe à nous faire ressentir les liens trouble entre l'art, le désir,  et l'angoisse, la force et la faiblesse, le sexe, la violence, la folie, la famille, le passé, l'avenir. Et toujours, dysfonctionnel, inadéquat, maladroit, douloureux, éternel : l'amour. 

Parce qu'il y a beaucoup plus d'ombres que de jeu dans le jeu des ombres de Louise Erdrich, paru au Livre de Poche, on en ressort plein d'une envie bizarre de ne plus faire de mal à personne, de prendre une grande respiration et de se dire : ça va aller. 

L'audio est ici avec un fonds sonore assuré par l'excellent titre Jimmy, de Moriarty. 

TL ; DR : Un couple se déglingue, sur fond d'appartenance amérindienne et d'art contemporain. Dérangeant et beau. 

lundi 23 juin 2014

Les désarçonnés, de Pascal Quignard, chez Folio

Désarçonnés. Folio publie cette année Les désarçonnés, 7ème volume du cycle Dernier royaume, auquel se consacre Pascal Quignard depuis 2002.­

C'est un essai au sens Montagnien du terme, mélange de réflexions historiques, d'ébauches théoriques, de ressentis intimes, qu'une liberté formelle étonnante rend agréable à lire. Le premier chapitre ressemble à de la fiction historique. Le deuxième fait huit pages, le troisième, encore différent, introduit le sujet à proprement parler : les désarçonnés. 

Pascal Quignard l'aborde de façon littérale : est désarçonné celui qui perd le contact avec l'arçon, c'est à dire celui qui tombe de sa selle, de son cheval. Le père de Georges Sand meurt désarçonné, et c'est un écrivain qui naît. Écrire, ce n'est donc pas vivre, mais survivre, survivre à quelque chose. Du littéral au figuratif, le désarçonné perd sa position dominante, sa direction, son assurance, sa route, il perd l'évidence. Il faut être tombé pour écrire. Il faut écrire pour être vraiment soi. 

Pascal Quignard se promène dans le temps comme on se promène dans l'espace, sa monture à lui est l'érudition. Il s'appuie sur l'étymologie pour déconstruire un monde que l'habitude nous empêche de bien voir. Du moins jusqu'à ce qu'on soit désarçonné, et qu'il faille à nouveau penser sa route, à nouveau la choisir, se redéfinir. Sortir de la meute. La thèse de Quignard, qu'on reconstruit au fur et à mesure qu'il nous en donne des fragments, c'est que le caractère social de l'homme est une malédiction. Nous naissons inachevés, vulnérables, dans le besoin les uns des autres, et nous gardons de ce besoin initial du groupe une habitude de la soumission. Nous devons donc engager une lutte contre le social. Mais pour ne pas périr, il ne faut pas la mener de front, il faut inventer une vie secrète où survivre et transgresser le seul véritable interdit de la vie sociale, une vie secrète où l'on puisse ne pas hurler avec les loups.

Ce dont rêve Quignard c'est d'une compagnie de solitaires qui se choisissent, comme Montaigne et La Boétie, une compagnie qui comprendrait Nietzche bien-sûr, et Spinoza et... mais Quignard ne cite que des morts.
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On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé que l'érudition fasse parfois place à l'expérience, que  Quignard se frotte à la vie, à la dureté du quotidien de ceux pour qui aucun chemin de gloire, aucune évidence rédemptrice ne se dessine. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, qu'il nous dise comment on fait nous, englués dans la réalité, désireux de ne pas négliger ceux qu'on aime, comment on fait pour tomber de cheval sans désarçonner tout le monde. Comment fait-on pour se reconnaître, pour se retrouver, entre solitaires désireux de partager le plaisir qu'on prend à ne pas crier, le plaisir qu'on prend à lire, à lire par exemple « Les désarçonnés », de Pascal Quignard, disponible chez Folio.

Les désarçonnés, Pascal Quignard, Folio, 7,40 €


La chronique audio est disponible ici, le fonds sonore est (après l'ouverture de Guillaume Tell) la rêveuse, de Marin Marais, interprétée par Jordi Saval (Quignard est un violoncelliste et fan de viole). 

TL ; DR : Les désarçonnés est un essai sur la nécessité de sortir de l'habitude d'être soi pour choisir le chemin qui nous convient, pour ne plus hurler avec les loups. Parfois fouillis, parfois un peu pédant, mais une vraie bouffée d'oxygène. 

lundi 9 juin 2014

L'intensité de la vie quotidienne, de William Nicholson, paru au Livre de poche.

L'intensité de la vie quotidienne, de WilliamNicholson, paru au Livre de poche, décrit quelques jours dans l'existence d'une douzaine de personnages. Rien d'extraordinaire, sans doute, et le début fait craindre un livre choral, de ceux qui orientent toutes les trajectoires vers une résolution finale spectaculaire et artificielle.

Mais ce qui fait qu'on tourne les pages, et on tourne les pages, on ne cesse de les tourner alors qu'au fond on sait que c'est l'heure qui tou
rne et qu'on regrettera ensuite d'avoir négligé les papiers administratifs, les offres d'emploi, les coups de téléphone urgents, ce qui fait qu'on tourne les pages ce n'est pas un scénario emberlificoté, pas une suite de trucs, de cliff-hangers chargé de suspens lourdement appuyé, ce qui fait qu'on tourne les pages c'est l'empathie qu'on ressent pour les personnages. Elle ne vient pas de l'habituelle prostitution des bons sentiments, elle est là, juste là, servie par un style impeccable, qui offre à chacun, avec une maîtrise éblouissante, une voix qui lui est propre. Le passage de la troisième à la première personne du singulier, du il ou elle au je n'est jamais artificiel, c'est juste un effet de zoom qui nous fait pénétrer dans l'intimité, les cœurs, les cerveaux, les angoisses, les espoirs, la lutte de tous contre l'usure du quotidien, contre l'érosion des rêves, ou contre leur dictature infantile. L'irruption du passé est montrée sans effet de manche, par un simple changement de temps, et on croit redécouvrir à quoi sert la conjugaison.

La délicatesse de William Nicholson sonne si juste qu'on a l'impression non pas qu'il construit ses personnages, mais qu'il les observe. Lorsque les mains de Jack gèlent sur le guidon de son vélo, alors que le soleil de juin envahit mon vélux brûlant, je me rappelle qu'il ne s'agit que d'un roman, je retiens mes larmes et je profite de cette satisfaction dont la réalité nous prive presque toujours, comprendre, vraiment comprendre un être humain, des êtres humains, leurs relations.
On aurait aimé, enfin j'aurais aimé, pouvoir résumer l'histoire pour donner envie de la lire. Mais toutes mes quatrièmes de couvertures, autant que celle proposée par le Livre de Poche, sonneraient comme celles d'un mauvais roman de gare. Henry et Laura sauveront-ils leur couple du fantôme d'un amour de jeunesse ? Alan parviendra-t-il à devenir l'écrivain qu'il croit être ? Comment Jack, Carrie et Alice feront-ils face à la violence sociale de la cour de l'école ?

Impossible de faire une bande annonce efficace, car leur vie est celle de tout le monde, la mienne, la vôtre, et tout ne tient que par l'écriture subtile d'un auteur qui s'attache à des êtres sensibles, avec une qualité dont l'époque actuelle semble dépourvue ; une qualité qui effraye les critiques branchés : ils la confondent avec la flatterie ; une qualité qui terrifie les écrivains cyniques et médiocres : ils la prennent pour de la mièvrerie. Il faut une confiance énorme en son métier d'écrivain pour raconter l'intensité de la vie quotidienne comme le fait William Nicholson dans son dernier roman paru au Livre de Poche : avec bienveillance.

L'intensité de la vie quotidienne de William Nicholson, au Livre de Poche. 8,10 €. QUOI ? C'est tout ? Huit euros et dix centimes pour une semaine de putain de bonheur ? Achetez-le, il n'y a pas meilleur rapport qualité prix. 

La chronique audio est disponible ici, et ceux qui voudront remercier SR d'héberger les mp3 pourront le faire dans les commentaires, moi j'ai plus le droit. 

TL ; DR : Un roman sensible sur les émotions qui façonnent notre vie, conditionnent nos décisions, nous font grandir. Je suis incapable de résumer ce livre, mais si vous ne l'aimez pas, vous n'avez pas de cœur, ou pas de goût ou ni l'un ni l'autre. 


mardi 3 juin 2014

Des Poches et des Prix

Je me débats avec ma participation au Prix des lecteurs du Livre de poche. Jusqu'à présent je chroniquais presque tout, mais un grand sentiment de saturation m'a atteint en mai. Des livres qui se ressemblent, avec les même ficelles, et la fâcheuse impression que les élans de mon cœur sortent du cœur de leur cible.


J'ai passé trop de temps sur des livres que je n'aimais pas par respect pour mon engagement à lire tout ce qui me serait envoyé. Je vais donc insister plus sur les livres que j'ai aimés, les livres que je n'aime vraiment pas feront l'objet de chroniques de milieu de semaine, sans enregistrement audio.


En attendant, l'équipe a dû s'en rendre compte car pour récompenser notre persévérance, la sélection de juin a été livrée avec un sac de toile brute, très bobo mais très bien.


William Nicholson, L'intensité secrète de la vie quotidienne. Je n'ai pas l'impression qu'on se marrera beaucoup à lire celui-ci.

François Lelord, La petite marchande de souvenirs. Tous les ingrédients du roman que je déteste : un cadre exotique, une histoire d'amour, des histoires d'amour, un grand danger, et la quatrième de couverture qui dit que le héros a appris de son père à toujours choisir la voie difficile...

Park Avenue, de Cristina Alger, sur les déchirements de grandes familles de la finance new-yorkaise. Je l'ai parcouru, plein de said-bookism et de participes présents.

Je ne veux pas faire la fine-bouche, mais je crois qu'il va y avoir de la chronique de fin de semaine.

J'espère surtout que la prochaine livraison du prix des lecteurs va me réconcilier avec ce prix.



Mais je suis d'ores et déjà réconcilié avec un autre prix ! Chaque année, l'équipe des Poche Sous les YEux, se voit décerner des "Poches".
Poches de bronze, poche d'argent et... J'ai l'immense fierté de m'être vu décerner le Poche d'Or !

J'ai l'air de prendre ça à la déconnade, mais je suis très sérieux. Cette reconnaissance par l'équipe me touche à mort. D'abord parce que je m'implique beaucoup, et que la reconnaissance du travail, de l'effort fourni me fait un immense plaisir, mais aussi parce que je suis plus que content, heureux, d'avoir intégré cette équipe, qui me pousse à produire, qui m'enrichit. Merci à Odile pour le ttravail qu'elle fait, d'animation, de service de presse, et d'accueil, puisque ce sont Vincent et Odile qui nous offrent leur hospitalité à chaque fois.





lundi 26 mai 2014

Le Joli mois de mai, d'Émilie de Turckheim, au Livre de Poche.

Le Prix des lecteurs du Livre de Poche, avec un à-propisme certain, a inclus à sa sélection du moins de mai le dernier livre d'Emilie de Turckheim, Le joli mois de mai.

Dès les premiers mots, le narrateur, Aimé, s'adresse à nous en disant qu'il ne sait pas raconter les histoires. On commence souvent comme ça quand le soir devant un feu de bois on se raconte des  histoires effrayantes pour faire le malin devant les copains. Tout le monde sait que l'histoire, ce sera rien que des menteries, mais tout le monde fera semblant d'y croire parce que tout le monde a envie de se faire peur, de trouver un prétexte pour se rapprocher les un des autres, et tout le monde sera ensuite content d'avoir passé ce moment ensemble. 

Émilie de Turckheim est bien trop intelligente pour qu'on croie vraiment à son personnage de simplet. Il s'appelle Aimé et parle non comme un idiot, non comme un paysan, mais plutôt de la façon dont les citadins intelligents pensent que parlent les idiots de la campagne. Et pourtant on s'en fiche, et pourtant, on marche. Émilie aime tellement Aimé qu'on se met à l'aimer aussi. Son patron, Monsieur Louis, vient de mourir, et son testament stipule que le domaine de chasse, la maison, les étangs, doivent revenir  à cinq de ses clients réguliers. On entre dans le livre et dans la tête d'Aimé au moment où il les accueille un à un en attendant le notaire. Chaque personnage vient occuper sa place dans la fable, s'installe dans son rôle comme dans le fauteuil de monsieur Louis, qu'Aimé leur a pourtant défendu d'utiliser, et on devrait crier à la caricature, au conte simpliste et moralisateur, mais on est toujours autour du feu, et on se laisse aller. Notamment parce qu'Émilie de Turckheim trouve une langue spécifique pour chacun des personnages. 

Bien-sûr, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé que leurs histoires personnelles ne soient pas entièrement tournées vers la résolution finale de l'histoire, mais on se plaît à voir Aimé nous cacher les informations qu'il détient, comme on prend plaisir à entendre son enfant dire : "Papa, c'est interdit de rentrer dans ma chambre" parce qu'on sait qu'il est en train de nous préparer une surprise, un dessin ou un château en Légo, et qu'il y met tout son cœur. 

Comme dans un conte, la dichotomie est marquée, les gentils sont très gentils, les méchants très méchants, et, sans dévoiler la fin, on se doute assez rapidement que les méchants seront punis et les gentils récompensés. On accepte l'absence de véritable surprise parce que le titre ne nous a pas fait miroiter une grande fresque, et qu'on peut lire Le joli mois de mai, en une soirée, devant le dernier feu qu'on fait avant que la chaleur du printemps ne s'installe pour de bon. On le refermera alors à la nuit tombante, avec un petit sourire cruel et attendri, content d'avoir crû à cette histoire d'Emilie de Turckheim le temps d'un Livre de Poche.  

Le Joli mois de mai, Émilie de Turckheim, au Livre de Poche, et pour 5,10 €, on va pas se priver. 

La chronique audio est disponible ici, mais je n'ai plus le droit de remercier SR qui l'héberge il trouve ça lourd, à la fin. La musique de fond c'est Royskop, de la dansante electro scandinave. 

TL ; DR : Le propriétaire d'un domaine de chasse meurt. Son domestique accueille ceux à qui il lègue le domaine. Règlement de comptes moralement satisfaisants : un conte agréable. 



lundi 12 mai 2014

Limonov, d'Emmanuel Carrère, disponible chez Folio (publié en premier lieu chez POL).

Emmanuel Carrère parle, dans Limonov, son dernier livre paru chez Folio, autant de Limonov que d'Emmanuel Carrère. Il faudrait réussir à ne parler que du livre mais je n'y arrive pas. Emmanuel Carrère n'est pas un auteur parmi d'autres, c'est l'auteur de l'Adversaire, l'auteur qui a affaiblit la fiction dans le roman, mais sans qu'on y prête garde, sans le nombrilisme excessif de Catherine Millet ou de Christine Angot, avec un talent et une sensibilité qui le placent au-dessus de la critique. 

Mais ce qui faisait la force de l'Adversaire est aujourd'hui ce qui fait la faiblesse de Limonov. Plus exactement, c'est ce qui l'empêche d'être un livre sensationnel.  Car comme toujours, Emmanuel Carrère écrit avec précision et légèreté, comme toujours on sent la maîtrise et le lâcher prise d'un écrivain dont la langue maternelle n'est pas le français, non, mais le très bon français, le français littéraire au quotidien. 

Le véritable sujet du livre est finalement ce hiatus social entre Edouard Limonov et Emmanuel Carrère. Limonov a très jeune la conviction de mériter mieux que ce qu'on attend de lui, mieux que ce que son père, tchekiste terne et lâche, accepte d'une Union Soviétique triste et déclinante. Mais il a aussi la peur de ne pas être assez dur pour ça.
Carrère au contraire, a toujours l'anxiété de ne pas vraiment mériter ce qui lui arrive, juste parce qu'il n'a rien fait pour être bien né. Il semble alors envier de Limonov précisément ce qu'il ne faudrait pas envier : la jeunesse grise et triste, les galères, les années de plomb d'une dictature léthargique, et l'hypersensibilité, celle qui engendre une souffrance telle qu'on s'affranchit de la contrainte morale. 

Lorsque Limonov franchit les mauvaises lignes jaunes, les mauvaises frontières, que ce soit avec les milices serbes d'ex-Yougoslavie ou avec des filles de plus en plus jeunes, Emmanuel Carrère donne des éléments de contexte, il dézoome, il ne détourne pas la caméra, soit, mais il passe en plan large, et on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que ce soit plus pour expliquer que  pour excuser.

Mais si Emmanuel Carrère n'avait pas été le modèle, celui de qui on souhaitait apprendre le métier,  aurait-on été aussi agacé de le voir parsemer son texte de gros mots comme un adolescent qui croit que dire bite ou chatte le rend aussi rebelle qu'un Limonov après la prison et le camp de travail ? Non. Bien-sûr que non. On lui aurait été reconnaissant de cette description enfin juste de la Russie qu'on a tant aimée dans les années 90 ; on aurait salué qu'enfin un auteur français explique aux occidentaux pourquoi les russes ont raison de détester Gorbatchev ; on aurait frémi de plaisir à reconnaître le Moscou interlope des années 2000, et on se serait incliné devant une telle capacité à nous faire comprendre un personnage aussi complexe, polymorphe, insaisissable que Limonov. 

Il faut donc faire ce qu'Emmanuel Carrère n'a pas su faire : oublier Emmanuel Carrère. et ne retenir de Limonov, disponible en Folio, que la vie chaotique, pitoyable, grandiose et pathétique d'Edouard Savenko désormais non seulement célèbre, mais enfin connu sous le nom d'Edouard Limonov.

Limonov, d'Emmanuel Carrère, disponible chez Folio pour 8,40 €. Originellement publié chez POL. 

L'audio de cette chronique est disponible ici, grâce à sa majesté SR. La musique de fonds est un morceau du musicien russe Dolphin (mais je n'ai pas retrouvé la pochette de mon CD, donc, pour le titre, je chercherai si demande dans les commentaires).

TL;DR : Emmanuel Carrère écrit une biographie d'Edouard Limonov, de sa jeunesse dans l'URSS terne des années 60 à la fondation du parti national bolcheviste en passant par les années de galère glamour new-yorkaises et parisiennes. Un excellent livre, mais l'auteur pourrait s'effacer un peu.