Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 29 septembre 2014

Un certain Lucas, de Julio Cortazar

Un certain Lucas, disponible en Folio est à la hauteur de ce qu'on peut attendre d'un écrivain qui s'appelle Julio Cortazar. Julio Cortazar. Vous imaginez ? S'appeler Julio Cortazar et devenir employé de banque ou fonctionnaire territorial ? Non.  Son personnage non plus. 

Lucas n'est plus un jeune homme. Mais à soixante-dix ans, il peine encore à unifier les différentes facettes de sa personnalité. Chaque chapitre est un petit épisode de sa vie, présent, ou passé, voire lointain, et une histoire se dessine. Ou plutôt non, un portrait. Mais un portrait cubiste, de face et de profil à la fois. Et encore, le cubisme s'est toujours pris un peu trop au sérieux. Alors que Lucas, lui, est assez taquin pour qu'on le jette dehors, qu'on le roue de coups, qu'on l'insulte, qu'on le conspue... Et c'est qu'il le mérite un peu, parfois. Mais il est si magnifiquement insupportable qu'on sourit, puis qu'on rit franchement. Depuis quand n'avais-je pas ri comme j'ai ri en lisant la façon dont Lucas enseigne l'espagnol à des parisiens expatriés en Argentine ?  
Pour arriver à ce degré de fantaisie, pour sauter de Buenos Aires à Marseille,  il faut probablement écrire au fil de l'inspiration, et Cortazar semble parfois découvrir son livre en l'écrivant. Sauf le milieu de l'ouvrage, qui relève au contraire du calcul le plus cynique. 

L'auteur, comme son héros, est un sacré filou. Je me souviens d'un voyage de travail en ex-Allemagne de l'Est, où l'on nous avait servi des Knödels. Cette véritable insulte à la gastronomie ressemble à une énorme pomme de terre sphérique, reconstituée à partir de divers ingrédients farineux, et qui cache en son cœur une petite surprise. Parfois, un croûton de pain, parfois un lardon unique, parfois un morceau de foie. Une sorte de Kinder surprise du pauvre que les restaurateurs nous apportaient quelque soit le plat que nous commandions. Peu au fait de la logique agglomérative de la langue allemande, nous n'avions pas repéré que Erdapfelknödel ou Kartoffelknödel étaient des Knödels à la pomme de terre. Plus vicieux, Grießklößchen, bien que ne contenant pas le terme de knödel était un knödel à la semoule, au milieu duquel se cachait un morceau de pomme de terre. 

De même, alors même qu'on ne peut trouver nulle part trace du terme Knödel dans le titre de ce livre il abrite un petit croûton surprise. Soudain, plus trace de Lucas, et Julio Cortazar fourgue sans vergogne un petit recueil de textes disparates. Certains sont des instantanés d'identité latine, d'autres des nouvelles dont la poésie, un peu datée, serait celle d'un Boris Vian d'Amérique du Sud. Pour d'autres encore, l'absurde est plus marqué et on pense à un Ionesco mâtiné de réalisme magique. 

Bien-sûr on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que ces interludes soient moins inégaux. Mais Cortazar est retors et il sait nous ramener Lucas juste avant que notre attention ne décline. Alors on ne regrette pas d'avoir traversé le ventre mou du livre, car on découvre le pacte magnifique que Lucas propose aux révolutionnaires qui lui reprochent d'écrire de façon trop compliquée pour les foules. «  Si nous renonçons, nous, à la création verbale à son plus haut niveau et le plus raréfié, vous renoncerez, vous, à la science et à la technologie sous leur forme également vertigineuse et raréfiée, par exemple, les ordinateurs et les avions à réaction. Si vous nous interdisez le progrès poétique, pourquoi profiteriez-vous peinard des progrès scientifiques ? » 

On saluera la traduction de Laure Bataillon, également à son niveau le plus haut et le plus raréfié, car elle nous permet de profiter de toute la vitalité de ce Certain Lucas, de Julio Cortazar, disponible chez Folio, un récit sans queue ni tête, mais avec des tripes, du cœur, et une gorge déployée en un long éclat de rire.  


L'audio est ici, pour les une personne et demi qui écoutent les chroniques. Vous savez que plein de mes chroniques et plein d'autres chroniques de livres de poches sont disponibles sur le site Des Poches Sous Les Yeux ?

lundi 22 septembre 2014

Denis Grozdanovitch, Petit éloge du temps comme il va.

Lorsque j'ai reçu ce Petit éloge du temps comme il va, de Denis Grozdanovitch, dans la collection Folio 2 €, je n’ai pas pu m'empêcher de penser qu'on publiait trop de livres et trop peu de littérature. Puis, je me suis demandé si la littérature de commande pouvait faire de la bonne littérature. Les premières pages ne m'ont pas rassuré. Denis Grozdanovitch ouvre sur un faux suspens : pourquoi en français utilise-t-on le même mot pour le temps qui passe et pour le temps qu'il fait ? Comme s'il y avait un mystère à ce que le temps qui passe soit rythmé par les saisons, l'alternance de jour et de nuit, de soleil et de pluie. Par le temps qu'il fait. Quelques souvenirs trop respectueux du sujet renforcent l'impression de lire un bon élève, un très bon élève, de ceux qui aiment les adverbes ronflants, les citations, de ceux que rassurent l'érudition à bon compte. On n'aurait pas aimé, enfin, je n'aurais pas aimé que le livre ne fût que cela. Alors quand Grozdanovitch se perd, quand on sent qu'il sort du chemin qu'il s'était trop bien tracé, c'est avec plaisir qu'on le suit ; détours heureux et fortuits. 

On apprend la bonne façon d'être mauvais joueur, la mauvaise façon de prendre les bonnes drogues, on passe des tours de Manhattan aux plages de l'île d'Ouessant. 

Parfois Grozdanovitch la provoque, cette suspension du temps dont il parle, et les proximités qu'il revendique avec Proust, avec Tarkhovski apparaissent naturellement, évidentes. D'autres fois, il enfonce des portes ouvertes et habille le vent de concepts philosophiques confidentiels, comme la Persuasion de Carlo Michelstaedter, ou inversement de lieux communs illustrés par l'insupportable Alice de Lewis Caroll. Mais ce n'est pas grave, c'est juste une promenade, des Ardennes au musée de la Piscine, à Roubaix, du Pont des arts aux rives de la Tamise, du Mistral à la neige soyeuse, de la pluie, souvent, aux jeux de la lumière à la surface de l'Yonne. Cette petite détente à la Felix Leclerc, cette respiration, c'est un nécessaire rappel de la façon dont on a su, enfant, déchiffrer les nuages, parce qu'à force de compter les saisons, celles qui nous restent sont peut-être déjà plus rares que celles qu'on a laissées derrière soi, et il nous faut alors cette légèreté, pour faire, comme Denis Grosdanovitch dans cette collection Folio 2 €, un Petit éloge du temps comme il va. 

Petit éloge du temps comme il va, de Denis Grozdanovitch, Folio, 2,00 €.

LA version audio est ici, c'est même celui qui l'héberge qui m'a fait remarqué que j'avais oublié de la mettre !

TL ; DR : Un éloge parfois un peu trop sage du temps comme il va, léger, mais d'une légèreté salutaire. 

lundi 15 septembre 2014

Jean-Yves Reuzeau, Jim Morrison, bis, sed non repetita.

Pourtant, c'est bien le même type, le même Jean-Yves Reuzeau. Celui qui avait fait une biographie "objective" de Jim Morrison. Pourtant ce livre aussi, s'appelle Jim Morrison. Mais il est sous-titré. Les portes de la Perception. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé que tout le livre soit sous-titré. Le narrateur, c'est lui ? Qui, lui ? Morrison, Reuzeau lui-même, un des admirateurs fous qu'on croise au Père-Lachaise ? Il faut avoir lu la biographie avant. Ou après. Juste après le texte. Celle que le Castor Astral propose.  Ou juste avant, avec la préface de Michka Assayas. Pour tenter de faire le lien. Les clefs, on ne les a pas. Il faut lire sans toujours comprendre. Mais tu comprends tout à la poésie ? Tu comprends tout aux paroles des chansons, à la magie du son, à l'hystérie des foules, en bas de la scène ? A la tienne, parfois ? Il y a des femmes, les mêmes, ou pas. Mais le même cœur, fidèle, ou pas. Déchiré. Et c'est ce qu'il reste. Après une biographie objective, après l'épuisement des faits. Il reste l'intuition des sentiments. Seulement, passé 27 ans, il ne restait plus personne pour dire « ah ouais, tu m'as lu, c'est exactement ça. Bien joué l'indien. »

Introspection d'un autre, comme un poème. Remettre les phrases bout à bout, faire croire à un récit, faire croire à un texte : mais c'est un chant. Chant du cygne. Ce que Reuzeau montre, il ne le dit pas. Le voit-il seulement ? Le dérèglement. Le cerveau qui ne remet plus les phrases bout à bout, le récit de sa propre vie. Alors qui aura le courage de le dire ? Les poètes brûlent bien, comme l'alcool. Le public y réchauffe son cœur tiède. Il aime la flamme. La fumée. Trouble. Mais quand il se brûle, il s'offusque : le Roi Lézard a montré son serpent ! Et son insatisfaction. Des disques d'or, des femmes, des fans, des flammes . Mais j'aurais voulu être écrivain. Mais faire du cinéma. Mais la jalousie. Mais, au bout, l'overdose. Mais, mais, mais. 

Les Morrisons de Reuzeau, c'est de la première main. Bien-sûr leur génération s'est réveillée groggy, mais, au moins, après avoir rêvé. Mais après l'amour libre. L'espoir psychotropipque. Mais, mais, mais, quand même, après l'ivresse. Jim Morrison ou les portes de la perception, de Jean Yves Reuzeau paru au Castor Astral, nous rappelle que si,  nous, on a commencé par la gueule de bois, on pourrait bien en sortir par la poésie. 




[ edit ] : Voici la version audio, , avec deux jours de retard. 

Note : J'ai une petite sacoche, avec l'enregistreur, que j'emporte partout. Mais aujourd'hui un simple petit fil, celui du casque audio, n'était pas du voyage. On fait des sacs, on pose des sacs, on défait des sacs, on refait des sacs on porte des sacs, on repose des sacs. Et parfois, on oublie un petit fil et il n'y a pas de version audio de la chronique. 

lundi 8 septembre 2014

Jim Morrison, par Jean-Yves Reuzeau

La biographie de Jim Morrison que Jean-Yves Reuzeau propose chez Folio réussit un tour de force :  nous faire  sentir que ce qui paraît aujourd'hui un peu ridicule, ce type torse nu dans un pantalon de cuir avec des filles qui hurlent à ses pieds, en 1967 c'était de la subversion pure.  « Celui qui se réconcilie avec l'autorité se met à en faire partie »

Jean-Yves Reuzeau propose une biographie à l'américaine, factuelle, aussi exhaustive que possible. Il sacrifie le lyrisme à la clarté, et pour que le lecteur puisse se faire sa propre idée, il va chercher toute la matière brute disponible. A commencer par ce camion renversé, ces cadavres d'indiens, et James Douglas Morrison, qui n'a que 4 ou 5 ans. Rappelé, remanié, invoqué, ce souvenir sera à l'origine de sa fascination pour le chamanisme, de la construction progressive de son personnage de Roi Lézard. Parallèlement, le rythme des déménagements de son père militaire, le déracinement, l'impossibilité de s'attacher, développent chez Jim Morrison l'habitude de regarder les autres avec la distance d'un entomologiste. Pour voir les réactions de ses camarades, il danse sur les rambardes, face au vide, comme il le fera sur le bord de la scène. Mais l'attention est aussi une drogue et Reuzeau fait ressentir le besoin d'augmenter les doses. Autant que l'écoute, Jim Morrison provoque le regard, puis les réactions, puis l'hystérie, jusqu'à devenir ce sex-symbol qu'il ne peut ni rejeter, ni supporter. Les histoires d'amour sont aussi marquées par cette impossibilité à trouver la juste distance. 

Malgré la bienveillance de Reuzeau, Jim Morrison apparaît comme un enfant égaré, que ni son intelligence, ni sa sensibilité, ni la culture littéraire subversive qu'il entretient avec frénésie n'aident à entrer vraiment en contact avec les autres. L'alcool fait passer le courant, mais quand les fils se touchent c'est toujours à l'intérieur, là où Morrison atteint la transe chamanique, même s'il y emporte ceux qui se trouvent de l'autre côté de la scène. Break on through to the other side.  Et lorsqu'il les fait monter près de lui, lorsqu'ils se touchent enfin, c'est le concert de Miami, excessif, sur lequel les versions divergent, et peu importe, car la descente est amorcée, et celui qui a l'habitude des substances sait  qu'aucun trip ne peut durer toujours sans que le cerveau ne finisse par cramer. Sans doute, comme celui de Jim Morrison, d'abord petit à petit, à force d'alcool, de coke, de sexe et de sentiments excessifs, et puis  d'un coup, enfin, une nuit de 1971, dans les toilettes d'une boîte de nuit parisienne. 

En moins de cinq ans, les Doors ont sorti six albums studio et un album live. En moins de 400 pages Jean-Yves Reuzeau décrit la trajectoire d'une météorite. Parce qu'il a travaillé dans le monde de la musique, notamment pour le label des Doors, parce qu'il est à la fois écrivain et éditeur, Jean-Yves Reuzeau parvient à exprimer ce qui fait la différence entre les artistes et les bons artisans : cette incapacité à compter, à mesurer les conséquences, à se sauver du génie qui les consume ; cette compulsion à se donner à ceux qui les admirent, totalement, sans jamais garder en réserve l'énergie de durer assez pour ceux qui les aiment. 

Si bien qu'après avoir lu cette biographie de Jim Morrison, par Jean-Yves Reuzeau, disponible chez Folio, on se demande si on doit les envier ou les plaindre. 

Je n'aurai pas le temps cette année de faire des fichiers audio à chaque fois, mais là, il y en a un ici grâce à sa majesté Le Rouille. 

Jim Morrison, par Jean-Yvez Reuzeau, Folio Biographies. 9,40 €

TL ; DR : Une putain de biographie de Jim Morrison, avec plein d'infos et peu de blabla, qui permet de comprendre le Roi Lézard, mais aussi la fin des années soixante, le sexe, les drogues, tout ça.