Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

mercredi 23 mai 2018

J'ai épousé un communiste. Philip Roth.

J'ai épousé un communiste, disponible en quarto chez Gallimard ou en poche chez folio, est un des romans du cycle Nathan Zuckerman, de Philip Roth.

Philip Roth a le don. Le don des grands écrivains. En quelques lignes, sans effet de style particulier il vous fait entrer dans ce roman comme il vous ferait entrer dans sa famille. Il vous présente Murray Ringold, son professeur d’anglais au lycée, et surtout, son frère Ira, qui fut pour lui une figure quasi paternelle. Comme souvent dans ce cycle, le roman commence par la fin. Murray Ringold est un vieil homme, et Ira est déjà mort. Et pourtant, en quelques pages, on le voit, cet homme démesuré, qui prend le communisme comme une raison à sa colère prééxistante, ce géant paradoxal, effrayant et généreux. 

Je me sens toujours un peu ignorant, en littérature, mais il me semble que cette évocation du communisme américain est plutôt rare, et je découvre en tous cas avec Philip Roth comment la deuxième guerre mondiale a été l’occasion d’importer des idées qui terrifièrent une Amérique en plein bras de fer avec l’Union soviétique, en guerre avec la Corée bien avant le Viet-Nam. 

Mais Ira est un homme paradoxal. Il a autant soif de reconnaissance que de justice sociale. Son équilibre, il le trouve avec son métier d’acteur pour la radio, il est la voix de l’émission « the free and the brave ». En plein dans les paillettes qu’il dénonce, il se marie avec Eve Frame, une actrice dont la gloire commence à pâlir. La fille de celle-ci, née d’une précédente union, va servir de catalyseur au désastre annoncé de ce mariage de la carpe et du lapin. Ira, juif, communiste, flamboyant, sera la victime expiatoire parfaite d’une Amérique en pleine réaction. 

L’histoire d’Ira, d’Eve, de Murray, de sa femme Doris, de leur fille Lorraine, tout cela ressemble à un roman familial. Mais Philip Roth trace le portrait de l’Amérique, de l’après guerre aux années quatre vingt-dix. Johnny O’Day, ce communiste pur de pur qui a formé Ira nous convaincrait presque de prendre notre carte du parti. Mais Roth balaie les illusions de ses personnages. Il le fait par la voix du sergent Erwin Goldstine, jadis aussi à gauche qu’Ira, mais qui une fois revenu est devenu le petit patron d’une usine de matelas. 

« Écoute pas ce qu’il te raconte, petit. Tu vis en Amérique, c’est le pays le plus formidable du monde, le système le plus formidable du monde. Il y a des gens qui se font chier dessus, d’accord. Tu crois qu’il n’y en a pas en Union Soviétique ? Il te dit que dans le capitalisme les loups se mangent entre eux ? C’est quoi, la vie, sinon un système où les loups se mangent entre eux ? Notre système est en prise directe avec la vie. Et c’est pour ça qu’il marche. Écoute, tout ce que disent les communistes sur le capitalisme, c’est vrai. Et tout ce que disent les capitalistes sur le communisme, c’est vrai. Seulement notre système marche parce qu’il est fondé sur une vérité : l’égoïsme humain ; le leur ne marche pas parce qu’il est fondé sur un conte de fées : la fraternité humaine. Il est tellement dingue, leur conte de fées, qu’ils sont obligés de te coller les gens en Sibérie pour qu’ils y croient. [...] « On va faire des trucs formidables. » Mais enfin, quoi, on connaît son frère. On sait bien que c’est un enfoiré. On connaît son ami. C’est un demi-enfoiré. Et nous aussi on est des demi-enfoirés. Alors comment veux tu que ça soit formidable ? […] Ça tient pas debout ! »

Le livre de Philip Roth, lui, tient debout. Et même si on aurait aimé enfin, si j’aurais aimé, qu’il élague quelques scènes inutilement naturalistes, on ne peut être qu’admiratif de la façon dont il mêle les Amériques, blanche, noire, juive, riche, pauvre, et aussi, communiste, au point de nous faire nous demander si les excès du Mc Carthisme n’ont pas évité d’autres excès au moins aussi meurtriers. J’ai épousé un communiste, disponible en poche chez Folio, est à la fois, divertissant, instructif, enthousiasmant, dérangeant, et on aurait du mal à trouver dans le paysage littéraire français un écrivain aussi libre, aussi sincère, aussi puissant que ce Philip Roth du cycle Zuckermann. 


L'audio, pour ceux qui les écoutent.