Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 14 décembre 2015

Il faut lire La Nuit, d'Elie Wiesel.

Il faut lire La nuit, d'Elie Wiesel. On le trouve en poche dans la collection Double des éditions de minuit. On le trouve en livre audio dans la collection Écoutez lire de Gallimard, plutôt bien lu par Guila Clara Kessous. 

Elie est un adolescent juif né à la fin des années vingt. Sa foi est le point de convergence de son intelligence, de sa sensibilité et de sa fidélité à la tradition dont il est issu. Et les trois, l'intelligence, la sensibilité, la fidélité, seront autant d'amplificateurs de l'horreur qu'il décrit. Il faut lire le récit de cette horreur, avant tout parce qu'il est lisible. Le génie littéraire d'Elie Wiesel produit un témoignage assez précis pour nous faire effleurer, seulement effleurer, l'horreur absolue. L'horreur d'une extermination organisée par un appareil d'état. Mais la précision du récit est rendue supportable par l'écriture qui porte ce témoignage. L'écriture nous soutient dans l'exercice d'acceptation nécessaire. Parce que le risque du témoignage brut, c'est que l'horreur soit telle qu'on ne puisse aller au bout du récit. Le risque c'est que devant une horreur impossible à accepter le lecteur se dise, non, ce n'est pas possible, non, cela ne me concerne pas, non je n'y crois pas. Il y a parmi les révisionnistes, des gens qui ne peuvent simplement pas vivre, continuer à vivre, avec la conscience de ce que l'humanité a pu faire. Pas une humanité lointaine et différente de nous, mais l'humanité d'une société occidentale moderne, évoluée, capable de poésie, de science, notre humanité. 
Elie Wiesel nous guide à travers la nuit et nous cherchons sa main comme lui cherche celle de son père. Les sélections se succèdent, et Elie n'a pas seulement peur de mourir, il a peur de vivre et que son père soit poussé dans la mauvaise file. Car les juifs savent,  on leur a montré la cheminée, la lueur, la flamme, les chambres. Le témoignage, bien qu'écrit dix ans après la libération des camps, relate ces choses avec le caractère implacable du quotidien, la description sans fard de la chose vue, la sagacité d'un adolescent figée à jamais par le choc. Wiesel n'insiste jamais sur la souffrance, il suffit d'un détail pour qu'on la ressente, et qu'on ait envie de prendre tous ces gens dans ses bras, même si c'est idiot. La libération si proche nous fait espérer tout du long, alors que nous savons, oui, le père d'Elie Wiesel est mort là-bas, nous savons, aussi, par la quatrième de couverture qu'Elie Wiesel ne pourra se pardonner de ne pas l'avoir accompagné plus humainement. 

Alors il faut lire La nuit, d'Elie Wiesel, égoïstement, parce que le récit de celui qui a tout perdu donne
de la valeur a tout ce que nous avons. Chaque page nous hurle que nos vies, nos petites vies qui nous semblent sans intérêt sont des rivières de lait et de miel. Chaque page nous montre du doigt ceux qu'on aime : vite, les aimer,  les aimer bien, le pire peut arriver. Au fond du fond le pire c'est lorsque le manque de pain empêche de continuer à aimer les siens. Alors c'est idiot, et nous sommes ainsi fait que ça ne dure pas, mais pendant toute la lecture du livre, chaque repas me semblait luxueux, vraiment, et je profitais de la chaleur des douches que je prenais. Nous vivons, du moins la plupart d'entre nous, dans un luxe relatif que nous ne mesurons plus. Il faut lire La nuit, d'Elie Wiesel, comme des égoïstes, pour voir à nouveau le luxe de nos vies. Il faut lire La nuit, d'Elie Wiesel, avec générosité aussi, pour se rappeler que l'humanité ne peut s'offrir le luxe de choisir parmi elle des boucs-émissaires, juifs, roms, pédés, qu'il faut faire l'effort, pénible, parce que sans cesse recommencé de chercher des solutions, pour ne pas croire à nouveau en une solution finale. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, me dire que tout ça est derrière nous, mais lorsque les temps son durs, lorsque les hommes ont peur, il faut relire la Nuit, d'Elie Wiesel, que ce soit en poche, chez Minuit ou en Audiobook dans la collection Écoutez Lire chez Gallimard.



L'audio sera mis en ligne dès que j'aurais eu le temps de le faire.

lundi 7 décembre 2015

Les femmes du braconnier de Claude Pujade Renaud


Les femmes du braconnier, de Claude Pujade Renaud, est un roman disponible en poche chez Babel. Le braconnier, c'est le poète Ted Hughes. Il a la force tellurique de ceux qui sont de quelque part. Il est habité par l'esprit des animaux que son frère et lui chassaient dans les chemins creux de la campagne anglaise. Et la première de ses femmes c'est Sylvia Plath. Elle arrive d'Amérique, plein de manques, toujours en fuite, comme tellement d'enfants d'immigrés. Elle fuit sa mère et sa sollicitude qui l'étouffe. Elle fuit la promesse qu'elle lui a fait faire, de ne jamais refaire sa vie. Elle fuit le père et son absence, et sa mort évitable. Mais aussi loin qu'on aille, on abandonne rien. On emporte ses entrailles, les maux qui sont les siens.

Claude Pujade Renaud, sait se mettre à la place d'une femme. C'est tellement rare de voir un homme se sentir autorisé à parler de la vie intime, biologique, des femmes, jusqu'à décrire leurs règles et l'impact qu'elles peuvent avoir sur leur stabilité émotionnelle. Tellement rare que ce Claude est évidemment une Claude. Après m'être senti idiot de ne pas connaître cette écrivaine, je me suis senti idiot de réaliser que la Sylvia Plath du roman est cette Sylvia Plath dont j'avais une vision floue de poétesse anglo-saxonne vaguement féministe. Mais pourquoi la couverture de cette biographie précise-t-elle : roman ? Sans doute pour s'autoriser à écrire chaque chapitre à la première personne du singulier, une première personne toujours différente et toujours singulière. Sylvia, sa mère, ou cette infirmière qui la prendra en affection quand elle et Ted s'installeront loin de Londres. Claude Pujade Renaud, en enchaînant les points de vue subjectifs ne présente jamais une causalité claire, elle n'explique pas, elle montre. Ted trompe Sylvia, malgré ce qui les unit, les enfants, la littérature, la poésie. Est-ce que les hauts et les bas de Sylvia sont trop durs à supporter ? Est-ce que l'attraction qu'exerce la belle Assia aurait de toute façon pris le dessus ? L'auteure ne tranche pas.
On aurait aimé, enfin j'aurais aimé, que l'écriture de Claude Pujade Renaud nous rapproche des protagonistes de ces amours qui vibrent, vrillent, plongent. Mais le charme est parfois rompu brutalement. Les chapitres de dialogues ne fonctionnent pas, la volonté de faire quotidien donne des phrases fades et qu'on peine à imaginer dans la bouche de quiconque, et même dans la sienne après les avoir relues à haute voix.
Et puis les tics des écrivaines écrasées par le spectre de Marguerite Duras. Les phrases sans verbes. Ou pire, l'épithète suivi d'une virgule, suivi du nom auquel il se rapporte, et rien de plus. Énervant, le tic littéraire.
Mais les personnages secondaires nous attachent au livre. Aurelia, la mère de Sylvia, toujours aimante, toujours perdue, David, le mari d'Assia, poète tranquille et doux, presque résigné. Et Winnifred, et les enfants, les frères et les sœurs. Claude Pujade fait évoluer ses héros dans un écosystème romanesque où le lecteur devient à son tour braconnier et guette l'apparition de ces seconds couteaux plus humains, plus aimants, qui tentent, chacun à sa façon, de sauver les artistes de leur propre sensibilité. Sans pourtant la détruire, puisque c'est elle aussi qui fait qu'ils les aiment tant. Comme il est difficile d’être une des Femmes du Braconnier, au sein de ce roman de Claude Pujade Renaud, disponible en poche chez Babel.


Tellement crevé qu'on a l'impression, sur l'audio, disponible ici, que je suis énervé contre quelqu'un. 



mercredi 2 décembre 2015

Élections


La nuit
Celle du long crépuscule
De son père et d'Élie
Ou celle brutale aussi
Clac tchakataks cruels
Kalachou Akbar et Bataclan
Terrasses éclats rafales
La nuit des clans
Vitrines cristal
La nuit des bonbonnes et des clous
La nuit des colonies
La nuit des fous
Les nuits
Appellent des vengeances
Auxquelles il faut se rendre sourd

Quand le cœur est trop lourd
Se souvenir qu'on pense
Aussi

La nuit des tireurs
Leur
Détermination trépanée
Lobotomie planifiée méthodique
L'horreur la gâchette mécanique
Un type à terre deux dix treize
Cent trente
Et ceux qui soufflent sur les braises
Discours fumeux des lendemains déchantent
Écrans fumée
L'info en continu distribue l'importance
Il faut se rendre sourd

Quand le cœur est trop lourd
Se souvenir qu'on pense
Aussi

Qui sont nos frères
Qu'est ce qui traverse nos frontières
Matières premières
Mais pas les mères, les sœurs
Je ne suis pas meilleur
Que toi
J'ai peur, moi aussi
J'ai aussi peur que toi
Autant du froid et de la faim
Que de ne plus avoir sur moi
Ce dont nous n'avons pas besoin
Et qu'on me publicise
Chaque jour
Il faut se rendre sourd

Quand le cœur est trop lourd
Se souvenir qu'on pense
Aussi

Mais putain
Il doit bien y avoir
Pour mon fils et le tien
Assez d'espoir
Assez de paix, de pain
Assez d'idées, et assez d'hommes de bien
Contre les piles de bulletins qui promettent
La sécurité pour demain
Et dès aujourd'hui
L'étincelle qui mène toujours à la nuit
Naïf, abruti
Les autres ? Tous pourris !
Les comptes en Suisse
À Singapour
Et c'est vrai
Et je sais leurs discours
Mais
Je veux me rendre sourd

Car mon cœur trop lourd me supplie
Pense, je n'en peux plus, moi
Pense,
Dis moi qu'on pense aussi

On choisit
Alors

Contre la mort
La vie
Le jour
Contre la nuit
Contre la peur
Si plus d'amour
Au moins
L'esprit