Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 30 septembre 2013

Ministère des affaires étrangères : Jacques Derrida

J'ai chroniqué assez durement "Comment parler des livres que l'on n'a pas lus", parce qu’il me semblait que Pierre Bayard y survalorisait le désir de montrer sa culture au plaisir hédoniste de la lecture. Le ministère des affaires étrangères a réglé pour nous ce dilemme en permettant au génie français de parvenir jusqu'à nos petites cervelles sous la forme de condensés élégants au sein desquels la pensée d'un membre mort de l'establishment philo-littéraire est embaumée par un membre vivant ( du moins lors de la rédaction de l'opuscule). 
Ces petits bijoux m'ont été rapportés de l'ambassade du Laos par un écrivain trop discret.  

Il m'a semblé juste de commencer par l'ouvrage consacré par Michel Lisse à Jacques Derrida. En effet, j'avais une image plutôt négative de Jacques Derrida : faiseur de phrase, gonflant les mots comme un Lacan  qui voudrait se faire plus gros que le Freud, philosophe verbeux recyclant à l'infini, assez pour faire croire qu'il était l'inventeur du terme déconstruction, ou que ce terme présentait une révolution conceptuelle majeure. 

Alors qu'en fait, c'est bien, bien pire que ça.  

Michel Lisse, citant Jacques Derrida citant Heidegger, ça donne : 

"[...] si la mort est bien la possibilité de l'impossible et donc la possibilité de l'apparaître comme tel de l'impossibilité d'apparaître comme tel, l'homme, ou l'homme en tant que Dasein, n'a jamais, lui non plus rapport à la mort comme telle, seulement au périr, au décéder, à la mort de l'autre qui n'est pas l'autre."

Plus loin, c'est trop loin. J'ai encore du mal à voir le progrès par rapport à Épicure qui écrivait il y a 23 siècles : 

" Ainsi le mal qui effraie le plus, la mort, n'est rien pour nous, puisque lorsque nous existons la mort n'est pas là et lorsque la mort est là nous n'existons pas."

Je tiens l'ouvrage à disposition pour ceux qui ont envie de rigoler un peu après un dimanche à table. 

lundi 23 septembre 2013

Zoyâ Pirzad, Le goût âpre des kakis. Le livre de Poche.


Je suis assis dans le bus et j'écoute. "Tu sais, le Elle c'est un journal féministe. Pourquoi tu dis le Elle ? On dit bien Le Monde, pourquoi on dirait pas le Elle ?Ah ouais, super féministe les photos retouchées de filles maigres. En plus y a que des belles la-dedans."

Je me maudis de ne pas avoir pris des boules Quies et j'ouvre Le goût âpre des kakis de Zoyâ Pirzad aux éditions Le livre de Poche. J'ai à peine le temps de me rappeler que j'aime le papier un petit peu grossier de ces éditions audacieuses et pas trop chères et tout disparaît. Le bus, l'espace, le temps, le Elle.

Leila et Roya choisissent des tissus pour se faire coudre des robes. Quelques mots, pas un de trop, et l'on a cerné les jeunes filles, leur amitié, comment elles sont le miroir antisymétrique l'une de l'autre. Et leurs fiancés. Et leur quotidien. L'Iran quotidien. C'est idiot, mais jamais je ne m'étais dit qu'en Iran aussi un camionneur pouvait dire « mon pote » à un jeune serveur qu'il venait de prendre en stop. On ne dit pas mon pote quand on est un élément de politique internationale. Mais là-bas aussi, des hommes deviennent amis sans un mot parce qu'ils pêchent au même endroit. Là-bas, comme ici, des jeunes dans des brasseries bondées, prennent des poses de dandy idéalistes et désabusés. Et ce qui se joue là-bas, comme ici, comme ailleurs, ce n'est pas le choc des civilisations, c'est le rapport entre les générations, entre les classes.

Mais surtout, là-bas, comme ici, comme partout, ce qui se joue, c'est le rapport entre les hommes et les femmes, ce rapport que Zoya Pirzad montre avec un féminisme pragmatique, un féminisme de situation. Pas besoin de théorie du genre, de rhétorique ronflante, il lui suffit d'une phrase

« La petite spécialiste de l'enregistrement des commandes a-t-elle changé les serviettes de la salle de bain ? »

C'est dit sans méchanceté volontaire, avec une tendresse condescendante infiniment pire, et ça nous force à voir qu'il existe encore, là-bas, comme ici, comme partout, des hommes pour qui la femme doit rester à sa place, c'est à dire, surtout pas à la leur.

Mais Zoya Pirzad est déjà passée à autre chose. Elle n'insiste pas, elle ne théorise pas, pire, elle ne condamne même pas : elle décrit. C'est la force de ce recueil de nouvelles : une musique vive, légère et légèrement mélancolique, impitoyable mais impitoyablement bienveillante. Elle renvoie dos à dos les jeunes femmes dont le désir d'émancipation n'exclut pas un romantisme de midinette, et les rouleurs de mécaniques qui tremblent encore devant le désir des mères, des femmes, des filles.


Bien sûr, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que l'utilisation du flash-back soit un peu moins systématique, ou que les fins des nouvelles soient plus des chutes que des cuts, mais ce serait faire la fine bouche car le bus s'arrête, les portes se ferment déjà et c'était mon arrêt. J'entends à peine la lectrice du Elle expliquer que « non mais trop pas, c'est aux mecs d'inviter les filles » et je profite du temps de trajet supplémentaire pour finir le goût âpre des kakis, la nouvelle qui donne son titre au délicat recueil de Zoyâ Pirzad disponible au Livre de Poche.  


La musique de la chronique audio, qu'on peut écouter ici, est de tomuks, dont on peut écouter d'autres morceaux .

TL ; DR : des nouvelles de l'Iran d'aujourd'hui, d'hier. Le ton est parfois crû, parfois poétique, c'est très dépaysant, un livre parfait pour le lit : une nouvelle chaque soir, avant de dormir !

jeudi 5 septembre 2013

L'affaire Homme, de Romain Gary, chez Folio


Si on se contente de taper Romain Gary dans un moteur de recherche, on ne voit que l'icône, le seul romancier à avoir reçu deux prix Goncourt : un pour les Racines du ciel et un pour la Vie devant soi. Allez hop, un peu de sincérité, ce sont les seuls que j'avais lus avant qu'on ne m'offre l'affaire homme, paru en poche Chez Folio.

Mais Romain Gary est un auteur plus complexe. Pas un auteur compliqué, dur à lire, non, chacun des articles ou des entretiens ici compilés est limpide, mais sa pensée est assez vaste pour être difficile à appréhender. Romain Gary, c'est un peu le frigidaire dans un déménagement. Si on ne peut pas le porter tout seul, ce n'est pas parce que c'est lourd, c'est parce qu'on ne on ne sait pas par où l'attraper. Né en Lituanie, élevé en Pologne, puis en France, aviateur, compagnon de la libération, ambassadeur de France aux États Unis, Romain Gary c'est le mouvement, pas la doctrine figée. Le seul concept qu'il semble défendre de façon absolue, c'est la nécessité de ne pas voir les choses de façon absolue. La marge humaine.

Au fil de l'enchaînement chronologique des articles Romain Gary révèle les malaises de l'Occident, et leur évolution, de la peur de la guerre thermonucléaire entre les deux blocs à l'invasion de l'espace public par la pornographie. Notre société était une cocote minute mise sous pression par les totalitarismes idéologiques, et lorsque on a retiré le couvercle tout s'est répandu, sans panache.

Nous nous sommes débarrassés de la vieille peau de l'obscurantisme mystique, mais nous sommes allés trop loin, nous avons aussi enlevé le muscle, et nous voilà plus que nus, une civilisation à l'os. La surextermination morale - Gary écrit aussi en anglais et il utilise le terme d'overkill - a balayé la politesse, les valeurs humanistes, l'héroïsme. Gary plaide pour la culture, l'inutile, comme conditions du respect inconditionnel de la vie, de l'individu, qu'il soit éléphant ou qu'il soit homme. Et surtout femme. Car il place haut l'image de la femme. Si haut qu'il refuse de la voir à ses côtés. Quand il la charge du salut de son humanité, il refuse de la voir toute entière, telle qu'elle est, son semblable, aussi désorientée que lui. On aurait aimé, enfin j'aurais aimé, croire vraiment à son volontarisme féministe, mais on lui connaît plus de conquêtes que de romans publiés, et ce n'est pas peu dire.

C'est que malgré son immense culture - certaines citations sont imprécises, mais rappelons qu'il citait tout de tête, sans ces téléphones connectés qui nous donnent l'impression d'être cultivés –, malgré le style inouï – dans chaque interview des formules, des images, des fulgurances -, Romain Gary semble être resté l'homme d'une seule femme, un fils qui cherche sans fin à tenir les promesses de l'aube. De l'enfance, il a su garder le meilleur : la créativité, le brio, l'élan du cœur. Et ce qu'elle a de moins bon, l'égocentrisme, le caprice, la bagarre, l'incapacité à supporter la frustration. Le refus d'accepter l'homme réel, l'insupportable réel. Gary le sait, il l'assume, et cette sincérité dans le mensonge procède de cette marge humaine qu'on aurait aimé, enfin que j'aurais aimé pratiquer avec le même talent que lui.

La chronique audio est disponible ici. 


J'ai tenté de ne pas faire le ton "France Cu" Si vous avez un avis,laissez moi un commentaire, je sais que j'ai aps mal de progrès à faire. 

TL ; DR : Un recueil d'articles et de conférence de Romain Gary. Paradoxal, puissant, contradictoire, enrichissant. Et jamais jargonnant, jamais théorique. Un grand bonhomme, avec ses failles qui se lisent entre les lignes, et à la lueur de son suicide final. Lisez le !



dimanche 1 septembre 2013

Loi du 1er Septembre

Lorsque j'envisageais de devenir dictateur du monde, j'avais rédigé une loi unique. 

Article premier

Toute infraction est passible de la peine de mort et est assortie d'une peine de réparation. 

Article 2

La jurisprudence, la négociation et mon autorité de juge omnipotent permettront de fixer la peine de réparation. Lors de l'infraction, le nom du contrevenant est inscrit sur la liste des condamnés à mort. À côté de son nom et de son crime est inscrit la peine de réparation. 

Article 3

Si la peine de réparation est accomplie avant le premier septembre, le nom du condamné est supprimé de la liste. 

Article 4 

Au premier septembre, le juge omnipotent regarde les noms qui sont encore sur la liste, dite liste du premier septembre, et les fait exécuter. 


Le choix du premier septembre impliquait qu'on hésiterait à commettre des crimes en juillet, et à fortiori en août, puisqu'il ne resterait alors que quelques semaines, quelques jours, pour effectuer la peine de réparation et voir son nom retiré de la liste du premier septembre. Donc l'été, niveau crime, ce serait plus calme. Et moi, en tant que dictateur du monde, ça m'arrangeait. 

Quel rapport avec la littérature ? J'avais inscrit mon nom sur la liste du premier septembre pour parasitisme contre la société. À cause des longs mois pendant lesquels je n'ai pas été fichu de trouver un emploi rémunéré. Comme peine de réparation, il était inscrit que je devais finir mon roman. Nous sommes le premier septembre, et je viens de terminer ce que je crois être la version finale. 

Pfiou, c'était moins une. 

Oui, je sais, il s'est passé déjà 2 "premier septembre" depuis que j'ai commencé. Mais cette fois, c'est le dernier, éditeur ou pas.