Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 23 septembre 2013

Zoyâ Pirzad, Le goût âpre des kakis. Le livre de Poche.


Je suis assis dans le bus et j'écoute. "Tu sais, le Elle c'est un journal féministe. Pourquoi tu dis le Elle ? On dit bien Le Monde, pourquoi on dirait pas le Elle ?Ah ouais, super féministe les photos retouchées de filles maigres. En plus y a que des belles la-dedans."

Je me maudis de ne pas avoir pris des boules Quies et j'ouvre Le goût âpre des kakis de Zoyâ Pirzad aux éditions Le livre de Poche. J'ai à peine le temps de me rappeler que j'aime le papier un petit peu grossier de ces éditions audacieuses et pas trop chères et tout disparaît. Le bus, l'espace, le temps, le Elle.

Leila et Roya choisissent des tissus pour se faire coudre des robes. Quelques mots, pas un de trop, et l'on a cerné les jeunes filles, leur amitié, comment elles sont le miroir antisymétrique l'une de l'autre. Et leurs fiancés. Et leur quotidien. L'Iran quotidien. C'est idiot, mais jamais je ne m'étais dit qu'en Iran aussi un camionneur pouvait dire « mon pote » à un jeune serveur qu'il venait de prendre en stop. On ne dit pas mon pote quand on est un élément de politique internationale. Mais là-bas aussi, des hommes deviennent amis sans un mot parce qu'ils pêchent au même endroit. Là-bas, comme ici, des jeunes dans des brasseries bondées, prennent des poses de dandy idéalistes et désabusés. Et ce qui se joue là-bas, comme ici, comme ailleurs, ce n'est pas le choc des civilisations, c'est le rapport entre les générations, entre les classes.

Mais surtout, là-bas, comme ici, comme partout, ce qui se joue, c'est le rapport entre les hommes et les femmes, ce rapport que Zoya Pirzad montre avec un féminisme pragmatique, un féminisme de situation. Pas besoin de théorie du genre, de rhétorique ronflante, il lui suffit d'une phrase

« La petite spécialiste de l'enregistrement des commandes a-t-elle changé les serviettes de la salle de bain ? »

C'est dit sans méchanceté volontaire, avec une tendresse condescendante infiniment pire, et ça nous force à voir qu'il existe encore, là-bas, comme ici, comme partout, des hommes pour qui la femme doit rester à sa place, c'est à dire, surtout pas à la leur.

Mais Zoya Pirzad est déjà passée à autre chose. Elle n'insiste pas, elle ne théorise pas, pire, elle ne condamne même pas : elle décrit. C'est la force de ce recueil de nouvelles : une musique vive, légère et légèrement mélancolique, impitoyable mais impitoyablement bienveillante. Elle renvoie dos à dos les jeunes femmes dont le désir d'émancipation n'exclut pas un romantisme de midinette, et les rouleurs de mécaniques qui tremblent encore devant le désir des mères, des femmes, des filles.


Bien sûr, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que l'utilisation du flash-back soit un peu moins systématique, ou que les fins des nouvelles soient plus des chutes que des cuts, mais ce serait faire la fine bouche car le bus s'arrête, les portes se ferment déjà et c'était mon arrêt. J'entends à peine la lectrice du Elle expliquer que « non mais trop pas, c'est aux mecs d'inviter les filles » et je profite du temps de trajet supplémentaire pour finir le goût âpre des kakis, la nouvelle qui donne son titre au délicat recueil de Zoyâ Pirzad disponible au Livre de Poche.  


La musique de la chronique audio, qu'on peut écouter ici, est de tomuks, dont on peut écouter d'autres morceaux .

TL ; DR : des nouvelles de l'Iran d'aujourd'hui, d'hier. Le ton est parfois crû, parfois poétique, c'est très dépaysant, un livre parfait pour le lit : une nouvelle chaque soir, avant de dormir !

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