Ce que j'ai pensé de

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Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 31 août 2015

Sheila Levine est morte et vit à New-York, de Gail Parent

SheilaLevine est morte et vit à New York. Le titre du roman de Gail Parent, paru chez Rivages poche, laisse croire à une fantaisie morbide, un truc un peu "Famille Adams". Mais dès les premières pages, on comprend que sera plus classique. Sheila Levine a décidé de mettre fin à ses jours. Vous allez voir que le livre, ça va être des flashbacks. Il faut un peu de persévérance pour entrer dans le roman, parce que Sheila n'est pas très sympathique. Petite juive new-yorkaise qui trouve son visage trop typé, ses cheveux trop frisés, et que sa mère a forcée à manger quand elle était enfant, Sheila Levine n'avait qu'un rêve dans la vie, et encore, même pas le sien. Celui de sa mère. Se marier avec un juif gentil et si possible ni laid ni pauvre. Sheila fait des études d'art pour ne pas se retrouver à taper à la machine dans un bureau où le cousin d'un ami d'un oncle l'aura envoyée. Elle échoue dans une maison de disques pour enfants, grâce à l'entremise du cousin d'un ami d'un oncle, et on lui demande surtout de taper à la machine. À la machine ? On s'attendait à Bridget Jones chez les juifs new-yorkais et on réalise que le livre est sorti pour la première fois en 1974, et qu'on en est déjà à la 4ème édition française. Malheureusement, l'écriture aussi a un peu vieilli. Plus que la réalité qu'elle dépeint d'ailleurs. Aujourd'hui encore, des copines trouvent des amoureux, les plaquent, en trouvent d'autres, aujourd'hui encore la copine moche déprime pendant que ses colocataires s'envoient en l'air, mais on l'emballerait dans une comédie romantique rythmée où Sheila Levine resterait positive et amusante. Elle n'y arrive pas, elle n'arrive même pas à se débarrasser de ce clampin mollasson, sale et triste, qui ne veut pas se marier. Elle ne croit pas à sa vie autrement parce qu'on ne lui a pas appris à l'imaginer. Il y a des bons mots, on sourit parfois, mais on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, qu'on s'ennuie un peu moins. Mais c'est peut-être aussi parce que le public cible est plutôt féminin ?

Et pourtant. Plus je lis, et plus je suis convaincu qu'il y a beaucoup de livres imparfaits qui méritent d'être lus et beaucoup de bons livres qui ne nous apprennent rien. J'ai sauté un paragraphe ou deux. Ou trois. Et pourtant. Il m'a fallu cet ennui, il m'a fallu pester à voir Sheila Levine faire tous les mauvais choix pour comprendre à quel point il est douloureux de ne pas être jolie. Douloureux de ne pas être désirée.

Et Pourtant. Ce que montre le livre, et à mon avis de façon plutôt involontaire, c'est qu'il n'est pas question d'être ou de ne pas être désirée, mais de se faire ou de ne pas se faire désirer, tel(le) qu'on est. Sheila se trompe de désir. Elle veut être blonde, fine, grande, et elle veut le désir des autres, elle veut être ce qu'elle n'est pas, au lieu de vouloir être heureuse telle qu'elle est, telle qu'on pourrait la désirer si elle cessait de se plaindre, de se cacher, de se vouloir autre. C'est là que la forme du livre prend son sens : une lettre de suicide, c'est toujours, plus ou moins, une lettre aux parents. Ah vous vouliez que je vive, que je mange et que je me marie, et parce que vous m'avez fait trop manger je ne me marierai pas et je vais me tuer. Et ça fiche la trouille, en tant que parent, de se demander comment on fait pour donner aux enfants les moyens de se connaître, de consentir à ce qu'on est et de chercher de toutes ses forces la joie avec ce qu'on est. Bref, lire Sheila Levine est morte et vit à New-York, de Gail Parent, aux éditions Rivages Poches, donne envie de faire non comme son héroïne mais bien comme son lecteur : ne pas attendre la fin du livre pour apprendre à en profiter.  

EDIT : l'audio est , uploadé du portable. Victoire de la 3G.