Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 31 mars 2014

La Maison de Sugar Beach, d'Helene Cooper.

Je ne sais pas trop combien de pages de La Maison de Sugar Beach, paru au Livre de Poche, m'ont été nécessaires pour comprendre que l'auteur, Helene Cooper, était noire. Elle parle comme une gosse de riche, et victime de mes stéréotypes, j'y ai vu un comportement de blanc. Ce livre vous débarrasse de cette forme insidieuse de racisme, les esclaves américains affranchis qui fondent le Liberia sont des colons comme les autres. Leurs descendants, que les colonisés appellent des Congos, se comportent comme toutes les classes dominantes, avec une injustice bienveillante, la condescendance que donne le pouvoir, et une inconscience totale de la menace que fait planer sur eux l'amplitude des inégalités. Hélène Cooper se montre telle qu'elle était alors, petite congo des années 70, capricieuse, entourée de domestiques dans sa maison élégante, en sursis entre la plage et la jungle. 

On sent que le récit ne va pas bien se terminer, et le décalage qu'il y a entre l'enfance dorée d'Hélène Cooper et ce qu'on croit savoir des atrocités, des massacres, de la  guerre civile, des guerres civiles libériennes fait planer une sorte de suspense terrifiant. L'adoption d'une petite sœur de substitution issue d'une famille défavorisée  ajoute un ingrédient de tragédie grecque : c'est comme attendre une catastrophe, pour qu'elle s'accomplisse. 

On apprend beaucoup sur le Liberia, comment il fut fondé, et comme il se meurt. On apprend plus encore sur Hélène Cooper, sa généalogie, son enfance, son quotidien. Helene Cooper, qui est devenue journaliste, a dû s'habituer à écrire des articles avec une information rare, maigre, parcellaire. Du coup, elle semble comme encombrée par son passé, sur lequel elle sait tout, raconte tout, jusqu'à l'ennui. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, qu'elle nous épargnât quelques répétitions, quelques personnages qui encombrent le récit, non parce qu'ils sont trop nombreux, mais parce qu'ils sont à peine esquissés. Pourquoi eux plutôt que d'autres ? Parce qu'ils sont ses oncles, ses grand-mères, ses cousins.  Sa petite famille dorée et adorée. 

Mais c'est aussi ce qui fait l'intérêt du livre, ce quotidien restreint vu par une petite fille qui va basculer dans l'horreur.  Helene Cooper ne se montre pas sous un jour favorable, elle s'assume telle qu'elle était, et telle qu'elle est devenue. Elle l'explique : à chaque fois que son passé la préoccupe trop elle se réfugie dans la superficialité. 

Je me souviens du malaise immense que j'avais ressenti en interviewant Colombe Schneck, quand elle évoquait le même recours au superficiel pour lutter contre le tragique destin de sa famille ; ça sentait la justification. Ici, pas de malaise, car l'horreur de ce qu'elle, sa mère et ses sœurs ont subi nous est décrit frontalement et on comprend le besoin de rester ensuite loin du gouffre, pour ne plus jamais basculer. 

Helene Cooper décrit le viol, la mort, la fuite. Elle décrit aussi ces images de guerriers toxicomanes habillés en mariées, une perruque blonde à main et une kalachnikov dans l'autre qu'elle regardait à la télévision depuis son exil américain. On y croit, on les voit presque, mais pas assez pour les ressentir. La littérature est une chose cruelle, et il manque à La Maison de Sugar Beach, d'Helene Cooper, paru au Livre de Poche, l'élan littéraire qui aurait dû hisser ce témoignage déjà bouleversant au rang de grand livre sur l'horreur génocidaire. 

TL ; DR : Le récit d'une enfant gâtée libérienne dont la vie va basculer dans l'horreur, l'exil, et qui, une fois devenue journaliste internationale, va exorciser son passé.

L'audio est ici, avec en fonds sonore Warhead des Stereo Mcs.


jeudi 27 mars 2014

Be Happy, d'Andrea Davoust

Le premier livre de photographies de la journaliste franco-canadienne Andrea Davoust, paru chez Atlande, s'intituleBe Happy ! Sois heureux. Bon, d'abord, tu ne me donnes pas d'ordre. Ensuite, je fuis les salons du livre parce que j'attends des salons de la littérature. Les meilleurs ventes se font au rayon beaux-livres, et il faudrait qu'on soit heureux ? En plus, Andréa est une amie et comme je veux montrer au monde (c'est à dire à mes 56 followers) que je suis un chroniqueur indépendant, Be Happy devait faire l'objet d'une descente en flèche.

Des photos de gens heureux sur la page de droite, et sur la gauche une citation sur le bonheur. Au cas où on n'aurait pas compris la photo. Et traduite en 4 langues, pour prévoir les ventes à l'export. Le massacre allait être facile : Andréa Davoust a un peu raclé les fonds de tiroirs, les écrivains préférant souvent se gratter les croûtes quand ils sont malheureux, et vivre le bonheur plutôt que de l'écrire. Exemple, Page de droite, une photo de bébé, page de gauche on lit « Ô jeunesse ! Entre ainsi dans la vie, légèrement et gaiement. » Même Alfred de Vigny ne pouvait pas être génial tout le temps.

Je tourne la page, prêt à railler la citation suivante, mais mon œil est attiré par la photo, à droite. Un beau jeune homme saisit une banane sur l'étal d'une marchande plus âgée. On dirait qu'il abuse de son charme viril pour voler le fruit, et la marchande le regarde en souriant, pas dupe et heureuse, manifestement, que sa joue frôle son épaule. 

Sorry for potatoeJe renonce aux citations et décide que ce livre ne comporte que des pages de droites. Surprise, c'est un bon, un excellent demi-livre droit. En regardant ces portraits de gens heureux, on est frappé par le naturel des visages. La composition des photos n'est jamais artificielle, alambiquée, le choix du cadre jamais tape-à-l'œil. Andrea Davoust a l'élégance de s'effacer totalement, comme si elle voulait nous faire croire qu'elle n'est pas photographe professionnelle. Mais elle échoue. Parce que ce qui différencie les photos simples d'Andrea Davoust de mes simples photos de vacances, c'est que les siennes sont belles. Très. Intensément. Elle saisit le naturel des gens parce qu'il lui suffit d'1/125ème de seconde pour choisir le cadre, la lumière, l'exposition.  Le bonheur est fugace : nous l'aurions laissé s'envoler. Qu'elle se focalise sur le mouvement, le sourire, l'attitude, l'échange, le décor, à chaque fois elle voit ce qu'on n'aurait pas vu, du bonheur, du bonheur à côté duquel on serait passé. On tourne les pages dans un sens, dans l'autre, surpris de ne plus croire que les gens heureux n'ont pas d'histoire. Les gens heureux qui peuplent le livre d'Andrea Davoust, Be Happy, ont aussi une géographie, et c'est elle qui m'a permis de redécouvrir les pages de gauche, au bas desquelles on devine que les séries ésotériques de chiffres, petits ronds, apostrophes et guillemets sont des coordonnées géographiques 47°46'26.9" : -3°33'10.1".

On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que le format choisi soit le même que le standard google maps, mais on réussit à se promener sur les lieux où les photos ont été prises. Et le sourire est suivi d'un autre sourire. C'est un sourire à double détente. Le jeu de piste est subtil, on cherche sur chaque photo, des indices du lieu qu'on découvrira à l'aide des coordonnées. Burkina Faso, Colombie, et pourquoi pas, Paris. Et parfois on se trompe dans un chiffre en plein milieu d'un océan. On corrige la coquille et la marchande de banane est au Nicaragua. On referme  Be Happy !, d'Andrea Davoust, paru chez Atlande avec l'assurance qu'on pourra y voyager chaque fois qu'on voudra être heureux, et convaincus qu'il suffit d'apprendre à regarder le monde pour y voir des raisons d'être heureux, ici, ailleurs, partout. Tout le temps.

 Be Happy !, d'Andrea Davoust, paru chez Atlande, 12 €.

lundi 24 mars 2014

Canal Mussolini, d'Antonio Pennacchi.

Tout commence par la faim dans Canal Mussolini, le chef d'œuvre d'Antonio Pennacchi, paru au Livre de poche. C'est la faim qui pousse les Perruzzi à quitter le Nord de l'Italie, la faim et les propriétaires terriens qui l'entretiennent.  Et l'amitié du grand-père avec ce Rossoni, un agité qui veut donner la terre aux paysans, et qui fonde un petit comité, un faisceau, un fasci. On sait dès le début comment tout ça finit, mais on a beau savoir... 

Pennacchi n'a pas besoin de suspense pour nous tenir en haleine, juste de montrer comment la nécessité pousse les hommes dans des logiques qui les dépassent. On aimerait bien penser que le fascisme, nous, on n'aurait pas donné là-dedans. Mais si le maudit comte Zorzi Villa nous avait aussi volé nos bêtes on aurait peut-être enfilé une chemise noire, et on aurait sûrement pas refusé du parti le domaine qu'il nous proposait, et un jour la terre, et pas seulement la terre, mais une cause, une œuvre. Parce que creuser le canal Mussolini, pour ces simples métayers, ce n'était pas adhérer à la folie des grandeurs du Duce, c'était assainir le marais Pontin, c'était le cultiver, le bonifier parce qu'à l'époque, je le répète, on avait faim. 

Cet aller retour entre la fin et l'origine, pour chaque événement, pour l'histoire entière, ce tricotage est un tour de force derrière lequel on sent un travail titanesque, probablement l'œuvre d'une vie, mais un travail accessible grâce au style populaire, paysan, admirablement rendu par l'excellente traduction de Nathalie Bauer. 

Antonio Pennacchi travaille à raconter le travail, peut-être parce qu'il a passé trente ans dans les usines d'Alcatel, peut-être parce qu'on imagine que ses oncles à lui ressemblent à ceux du narrateur. Avec la même vie terrienne, rurale, implacable, cette vie où on fait des enfants parce qu'on en a besoin pour travailler la terre. Et plus on est pauvre, et plus on en a besoin ; seuls les riches n'en on pas grand besoin. Pennacchi décrit le chantier ou le labour comme s'il les avaient vécus, et c'est pour ça que rien n'est jamais ennuyeux, ni l'assèchement du marais, ni les semis, ni les récoltes, ni la préparation d'une poule au pot ni même l'apparition des sanitaires et la façon dont on se torchait encore avec une simple touffe d'herbe. 

Excusez-moi ? Pardon ? Vous trouvez ça vulgaire, vous préférez quand on parle de l'histoire des généraux, des ministres et des poètes ? Mais ils ont les mains sales eux-aussi, comme les Perruzzi, comme le narrateur, dont on voit qu'il s'adresse directement au lecteur à chaque fois que la honte rétrospective l'oblige à expliquer comment, pourquoi les choses arrivent, et sa honte devient la nôtre parce qu'il montre, en creux,  qu'on n'est pas bien meilleurs ; que nos immigrés d'aujourd'hui sont eux aussi poussés par la nécessité. L’Histoire se déplace, se camoufle, se répète, comme le livre, elle se construit dans une spirale implacable, parce que chacun a ses raisons, surtout ceux qui ont faim. Et on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, avoir plus de temps pour en parler, en parler encore, parce qu'on ne veut pas quitter ces frères Perruzzi, et encore moins leurs femmes, avec leur réalisme magique et leur force animale. 

On aurait aimé, enfin j'aurais aimé, que ce  livre qui commence par la fin se termine par le début, parce qu'en tournant la dernière page, je me suis senti seul, plus seul que ces frères soudés par la nécessité qui les pousse, du mauvais côté bien-sûr, mais ensemble. Et je parie que malgré les six cents pages que compte Canal Mussolini, d'Antonio Pennacchi, paru au livre de Poche, vous aurez envie vous aussi de le reprendre au début, parce que ce qu'il raconte au passé ne semble pas si différent de ce que le futur nous promet encore si on n'y prend pas garde aujourd’hui. 

Canal Mussolini, Antoni Pennacch, Au livre de Poche, 8,10 €. 

L'audio est ici, mais je ne suis pas satisfait,il y a des plosives qui exagèrent, alors je vais essayer de le réenregistrer. [ EDIT ] Voici la version finale de l'AUDIO de la chronique, là. 

TL;DR : Le parcours d'une famille de paysans de la misère au fascisme, un livre dérangeant sur les raisons qui peuvent expliquer comment la pauvreté est le terrau de tous les fascismes. Style terre à terre, bouquin fantastique. 

lundi 17 mars 2014

Le Problème Spinoza, d'Irvin Yalom

J'ai détesté Le problème Spinoza, d'Irvin Yalom, paru au Livre de Poche. Conformément à l'engagement que j'ai pris en tant que juré du prix des lecteurs, j'ai lu les 500 et quelques pages de ce livre. Et je les ai à peu près toutes détestées. Le style d'Irvin Yalom est fait de la naïve assurance de ceux qui, parce qu'ils ont réussi professionnellement, socialement, intellectuellement, pensent que la littérature est un jeu d'enfant. La naïveté des dialogues rend la lecture pénible, presque douloureuse. La construction des phrases est d'une simplicité qui confine à la bêtise, et les rares tentatives stylistiques sont gênantes à force d'être maladroites. La structure même du livre est scolaire et répétitive. Irvin Yalom alterne un chapitre sur Spinoza, et un chapitre sur Alfred Rosenberg. Il tire par tous les cheveux possibles pour laisser penser que le Problème Spinoza aurait été une composante majeure dans l'élaboration de la pensée haineuse et antisémite de l'idéologue d'Adolf Hitler. 

Mais le rejet définitif du livre arrive après, quand on comprend qu'il va faire porter à Spinoza les germes de la psychanalyse. Le contresens est insupportable. La forme quasi mathématique de l'Éthique de Spinoza est un effort pour libérer la philosophie de la métaphore, alors que la psychanalyse ne repose que sur la métaphore.

La métaphore, incarnée dans ce personnage fictif de thérapeute qui tente d'amoindrir la violence antisémite de Rosenberg à travers une psychanalyse sauvage, sauvage parce que non désirée du patient, mais bien sage en fait, et bien-pensante. 

La mauvaise foi de Yalom ne provoque pas seulement un refus intellectuel, elle me procure un malaise physique. Ce livre me fait peur. J'y ressens une volonté d'utiliser la littérature pour désamorcer le cerveau du lecteur. Tout le livre relève d'un désir de récupération au profit de la psychanalyse. Il utilise les procédés de  ceux qui veulent séduire, soumettre, conquérir. Des idées simples, des phrases simples, soutenues par des anachronismes qui permettent l'identification du lecteur. Alors que la littérature doit justement nous libérer en nous aidant à comprendre le monde. Proust nous aide à comprendre le monde. David Grossmann nous aide à comprendre le monde. Romain Gary nous aide à comprendre le monde. Ils nous aident à aimer les hommes, avec leurs faiblesses, avec leurs défauts, sans pour autant les défendre ni les justifier. J'ai ressenti en lisant le problème Spinoza le même danger qu'en lisant Platon faisant parler Socrate, ou les évangiles faisant parler Jésus. La même façon de vendre ses idées en les prêtant à un personnage incontestable, comme les innombrables citations bidons d'Einstein qu'on peut trouver sur le net. Irvin Yalom est sans doute un grand psychiatre, mais aucun auteur n'aurait la prétention de soigner ses patients à sa place. Aussi aurait-on aimé, enfin aurais-je aimé que les organisateurs du prix des lecteurs du livre de Poche réservent notre temps précieux pour des livres écrits par des écrivains, plutôt que d'inscrire à notre programme ce Problème Spinoza dont on peut aisément faire l'économie de la lecture. 

Le Problème Spinoza, 8.10 € au Livre de Poche. 

Pour l'audio, la version où j'assume ma mauvaise foi totale face à la mauvaise foi d'Irvin Yalom est ici. Le fond sonore est évidemment à prendre au second degré comme une critique de la violence de mon ton, et ceux qui ont reconnu l'hymne russe y verront une condamnation de l'attitude de Poutine, et non un soutien. 

Du coup, une version politiquement correcte, mais dont le second degré est moins évident et disponible là.


TL ; DR : Un grand psychiatre de Stanford met en regard Spinoza et Alfred Rosenberg, le philosophe et l'idéologue d'Adolf Hitler. Sur le papier ça a l'air bien. En fait, non.        
                 

samedi 15 mars 2014

Prix des lecteurs du Livre de Poche, livre du mois de Février : L'unité de Ninni Holmqvist

Quelle mauvais surprise : le livre du mois dans la catégorie littérature, dans le cadre du prix des lecteurs du Livre de Poche est L'unité, de Ninni Holmqvist, et non Le Diable tout le temps de Donald RayPollock, que j'avais encensé ici.

L'Unité est la preuve qu'il ne suffit pas d'une bonne idée pour faire un bon livre. Car l'idée de départ du livre est extraordinaire. Toute personne de plus de 50 ans ne pouvant justifier de son utilité est déclarée superflue. Les superflus sont regroupés dans une Unité, dans l'attente... On craint la métaphore concentrationnaire, mais l'Unité ressemble à un immense centre commercial sous cloche, avec des magasins, des salles de sport, des clubs de peinture, et tout est accessible à chacun, gratuitement. Le paradis communiste pour tous. C'est parce que les superflus doivent se sentir bien, être en bonne santé pour pouvoir... être de bons cobayes. Chacun est tenu de participer à des expérimentations biologiques, ou de donner ses organes, le tout pour le maintien en bonne santé des autres, les nécessaires, de l'autre côté de la bulle.
Ce Soleil vert actualisé commence pourtant remarquablement bien, tout est poli, tout est rationnel, tout est terrifiant. Bienvenue en Suède.
Mais le reste s'enchaîne comme un jeu théorique. Les personnages manquent de chair (c'est un comble pour des donneurs d'organes désignés volontaires) si bien qu'on peine parfois à les distinguer. Ils ne sont là que pour porter les situations qui découlent du paradigme de départ. Si bien qu'on ne souffre pas quand ils tombent malade et qu'on les voit disparaître avec une indifférence qui finit par ressembler à de l'ennui.
Le déroulement de l'histoire est linéaire à double titre. Non seulement il n'y a qu'une histoire, et pas de chemins de traverse, mais le rythme est toujours le même. Bien-sûr on est parfois surpris par quelques événement inattendus, car Ninni Holmqvist est pleines d'idées originales, enfin, pleine d'idées, mais elles ne sont pas amenées, elles tombent là comme un cheveu sur la soupe. Pour conserver le bon taux de péripéties par pages. Au final, tout arrive trop vite, comme un vin qu'on débouche trop tôt, et on a l'impression de regarder un téléfilm. Sa nomination comme livre du mois reflète la facilité qu'on a à lire ce télélivre, elle reflète le talent de Nini Holmqvist à identifier les éléments nécessaires : de l'horreur, un peu de mummy porn, et bien sûr, faire rêver le lecteur avec des personnages qui sont tous un peu artistes, pas un blaireau dans le lot, que des gens cultivés et délicats. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que l'écriture soit à la hauteur de l'idée de départ, car Nini Holmqvist ouvre des pistes passionnantes. Pas seulement en termes de suspense, mais en termes d'éthique, de progrès, de société. La seule véritable surprise est la fin du livre, qui met en perspective ces question, une fin dérangeante, ouverte comme un début. C'est un avantage car tout le monde ressentira du plaisir grâce à L'unité, de Nini Holmqvist, paru au Livre de Poche, si ce n'est pas en le lisant, ce sera en le terminant.



L'Unité, de Ninni Holmqvist, 7,10 € au Livre de Poche.

Pas d'audio pour cette chronique, faut pas pousser. 

lundi 10 mars 2014

La terre fredonne en Si bémol, de Mari Strachan

Dans La terre fredonne en Si bémol, de Mari Strachan disponible chez 10 18, Gwenni, 12 ans, raconte l'histoire d'un pays de Galles écrasé par la misère, elle raconte l'histoire de sa sortie de l'enfance, l'histoire de son enquête sur la mort d'un berger dépressif et violent, l'histoire des secrets de familles qui rongent l'harmonie de son foyer. Gwenni, comme tous ceux pour qui la réalité est trop dure, se raconte aussi ses histoires à elle. Des souvenirs d'envol, de longues promenades aériennes au-dessus de ce village qui est tout son univers. Le livre commence par ses rêveries, ses chamailleries, avec un langage de boîte à musique. 

Marie Strachan ancre son récit dans la réalité à l'aide de détails censés renvoyer à un univers enfantin. Mais elle les répète comme autant de clous de tapissier qui fixent un excès de rembourrage sur une armature mal taillée, capitons répétitifs et voyants. Les pichets Toby, ces carafes émaillées en forme de gros anglais cramoisi reviennent sans cesse surligner les émotions de la petite fille. Comme les tâches sur le mur en forme de bouches hurlantes, comme les surnoms des personnages : tout est appuyé, répété. La tentative de retranscrire le langage de l'entrée dans l'adolescence échoue : un enfant n'est pas un adulte affublé d'une naïveté simplette de mélodie de boîte à musique. 

L'enquête qui suit la mort du voisin occupe le centre du livre. Elle s'étire de fausse piste en faux témoignage et on se demande l'intérêt de l'intrigue policière dans le déroulement de l'histoire de la fillette. Comme on pourrait se demander l'intérêt de consacrer une chronique à un livre qui ne nous a pas plu assez pour en dire du bien et pas déplu assez pour qu'on ait envie d'en dire du mal. Sauf qu'il y a plusieurs livres dans La terre fredonne en Si bémol, et si aucun n'est achevé, certains nous font entrevoir ce qu'ils auraient pu être. La peinture de la dureté de la vie du prolétariat européen du vingtième siècle tardif nous accroche. Elle est rendue plus insupportable encore parce que décrite à travers les petites choses qui marquent une enfant. Partager son lit avec une sœur qui ronfle et qui prend toute la place c'est déjà manquer de tout. Marie Strachan parvient aussi à montrer la façon dont la pauvreté produit une honte qui ne peut s'éteindre parce que celui qui la ressent n'en est pas responsable, la façon dont des parents frustes voient leur enfant intelligent comme une bizarrerie dont on ne sait s'il faut se réjouir et se vanter ou se méfier avec agressivité.
Et on comprend encore que ceux qui n'ont rien n'ont qu'une seule chose à perdre, leur fierté. Et on comprend enfin ce qui les pousse à se demander sans cesse : « que vont penser les gens ? »

Lanterne musicale de l'enfance
Il faudrait, pour savoir ce qu'en pensent les gens savoir à qui s'adresse le livre : illisible par un enfant, agaçant pour un adulte, il souffre d'un manque de choix. On l'aurait aimé ce livre, enfin, je l'aurais aimé, si seulement Mari Strachan avait fait un choix, si elle avait, par exemple choisi de s'attacher seulement à cette sortie de l'enfance, ce moment dont on ne se remet jamais, quand on réalise que si le voisin a disparu, c'est qu'il est mort, et que s'il est mort, c'est que la vie d'adulte pauvre est une vie impossible. Alors, avant que le temps nous expulse de l'enfance, il faut s'acharner à croire encore un peu qu'on pourra s'envoler, encore un peu que d'en haut on entend La terre fredonne[r] en Si bémol, dans notre imagination comme dans le livre de Mari Strachan paru chez 10-18. 

Grâce à SR, l'audio se trouve ici, sur un fond musical distillé par la lanterne musicale de notre enfance.


TL;DR : Une histoire du pays de Galles pauvre au 20 ème siècle, tentative  pas tout à fait réussie de décrire la sortie de l'enfance à travers une enquête policière dans un village côtier paysan.         

dimanche 2 mars 2014

Certaines n'avait jamais vu la mer, de Julie Otsuka paru chez 10-18

Nous avons râlé lorsqu'on nous a offert Certaines n'avait jamais vu la mer, de Julie Otsuka paru chez 10-18, nous n'aurions pas le temps de le lire. Nous avons été ravis qu'on nous l'offre. Nous l'avons ouvert tout de suite. Nous l'avons laissé traîner des semaines parce que la pile des livres à lire s'élève toujours trop haut, bancale et instable. Nous en avons parlé avant de l'avoir lu. Nous avons été agacés de la photo de couverture, une geisha au milieu d'un champ. Nous avons espéré, avant de l'ouvrir, des passages érotiques sans jamais oser l'avouer. Nous nous sommes avoués que nous ne connaissions rien du Japon, à part des clichés ridicules. Certains n'avaient jamais lu un livre écrit par un japonais. Certains savaient que Julie Otsuka était américaine. Nous avons ouvert le livre dans le bus, sur le trajet d'un travail que l'on n'a pas choisi. J'ai pris ce que j'ai trouvé. Nous l'avons ouvert dans le train en revenant d'un travail qu'on ne voudrait perdre pour rien au monde. Nous avons ouvert le livre le soir, sans parler à personne, nous l'avons ouvert au bureau, à l'heure où personne n'est censé s'y trouver. 
Certains on pensé que le procédé serait agaçant, mais nous n'avions jamais lu un livre écrit à la première personne du pluriel. Nous avons parié que ça ne tiendrait pas. Ça ne tient jamais. Nous avons pensé qu'il fallait un personnage principal, ou une famille ou le nom précis d'un lieu, une date pour qu'on s'attache. Certains se sont attachés dès les premières pages, parce que nous avions compris avant elles que ces femmes à qui on avait vendu une belle vie et des maris dorés avaient été presque vendues à des émigrants miséreux pionniers d'un exil miséreux. Nous avons vu l'horreur arriver dès qu'un pied fût posé à terre. Certains d'entre nous ont dû poser le livre. Nous l'avons repris. Je n'arrive pas à le lâcher. Je l'ai commencé hier. On m'a parlé d'une femme qui l'a lu en une heure. 
Nous avons lu la désillusion, toujours la même, de l'exilé qui fuit la misère pour une misère plus grande encore. Nous avons lu le courage de ces ouvrier agricoles, de ces blanchisseuses, de ces domestiques, de ces prostituées, ces nouveaux étudiants et nous avons pensé que Julie Otsuka trouvait toujours l'exemple juste enchâssé dans cette forme inédite, impensable, inimaginable. Certains d'entre nous on crié au chef d'œuvre. D'autres n'ont pas crié, ce n'était pas la peine. Certains ont cru remarquer qu'au fil des pages le nous laissait parfois place à des noms, des prénoms, comme si l'Amérique faisait naître l'individu. L'individualité nous a fait penser à la solitude, souvent à l'isolement, et nous avons prié pour que la communauté n'explose pas. Nous avons été surpris de soutenir ceux qui ne s'adaptent pas. Nous nous sommes rappelés l'agacement qu'ils nous procurent parfois. Pourquoi porte-t-elle un tchador ? Pourquoi n'apprend-il pas le français ? La tristesse des parents qui ne parviennent pas à comprendre la langue de leurs enfants, nous l'avons mieux comprise dans le roman de Julie Otsuka que devant les écoles, dans la queue des supermarchés discount, devant la préfecture, dans les reportages télévisés. Nous nous sommes rappelés le vingtième siècle, et son début que nous n'avons pas connu. Certains d'entre nous n'ont pas cru ce qu'ils lisaient, certains sont allés regarder sur internet. Elle doit en rajouter, après tout ce n'est qu'un roman. D'autres ont posé le livre et regardé autour d'eux. Nous avons soudain trouvé notre vie confortable. Nous avons essayé de nous souvenir de la dernière fois où nous avons eu faim. Nous nous sommes souvenus de l'hiver dernier où l'on coupait le chauffage la journée, et nous avons eu peur de la note d'électricité de cette année. Nous avons pensé à nos pères qui ont eu froid souvent, à l'eau qui gelait dans les lavabos. Nous avons lu la honte que la misère impose, et qui ne s'en va pas avec la misère, qui ne s'en va jamais, qui reste comme un tatouage post traumatique. Nous avons eu honte de nous. J'aurais dû comprendre ce qui le rendait si radin avec nous et si généreux avec notre mère. Autour de nous soudain nous avons remarqué une robe démodée et nous avons pensé au chômage. Est-ce que je pourrai garder mon appartement ? Nous avons lu qu'au dénuement s'ajoute l'hostilité du pays trouvé quand on porte sur son visage le pays perdu. Nous avons lu que l'histoire est écrite par les vainqueurs, mais que les perdants ont des fils qui ont des filles qui écriront l'histoire, qui gagneront des prix. Je pensais que la fiction était une trahison.Le roman était la seule façon d'atteindre nos cœurs et nos cœurs ont nourri nos cerveaux, jamais l'inverse. Et nous aurions aimé, enfin j'aurais aimé, avoir quelque chose de fort à dire sur Certaines n'avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka, paru chez 10-18, mais tant beauté impose le silence. 

Chez 10-18, 144 pages, 6,60 €

L'audio est disponible ici, et pour une fois je pense qu'il a une valeur ajoutée. 


TL;DR : Le récit d'immigrantes japonaises, de leur arrivé aux États Unis au début du vingtième  siècle à leur position délicate pendant la deuxième guerre mondiale. Un livre écrit à la première personne du pluriel, chef d'œuvre.