Chez les Weil, sous titré André et Simone, est un récit de Sylvie Weil, paru chez Libretto (au passage, je lis trop peu de choses de chez eux, mais ils ont un catalogue original, qui vaut le détour). Sur la couverture, on voit Simone Weil, la philosophe, pas la politique, et son frère André Weil, le mathématicien, regarder vers l'objectif en souriant. Le fond est jaune, laid et il m'a fallu un moment pour ouvrir le livre. Je suppose que je m'attendais à une hagiographie, le genre de trucs où l'auteur veut profiter un peu du prestige de sa glorieuse ascendance.
Tout faux.
Chez les Weil est un choc doux. Écrire ce qu'on sait d'une femme - que le monde considère comme une sainte- ce qu'on sait de son père -que le monde considère comme un génie- exige un courage particulier. Et une délicatesse, aussi. Sylvie Weil ne règle pas de comptes, elle écrit simplement, au départ de ce livre, qu'il n'a pas toujours été simple d'être avant tout la nièce de Simone, comme une relique qu'on vient toucher pour s'accaparer un peu de sainteté de la disparue. Elle écrit : le tibia de la sainte.
Sylvie Weil décrit ses grand-parents, et comment la mémoire de leur fille devient une vie à part entière. Ils recopient ses cahiers, dont le dolorisme finit par les ronger. Sylvie se demande ce que pense le père de la sainte, lui le médecin bon vivant, capable des pires blagues de salle de garde, ce qu'elle pense, elle, qui écrivait dans chacune de ses lettre, « ta petite femme qui te serre, qui te serre dans ses bras, » ce qu'ils pensent tous deux quand ils recopient cette phrase de Simone :
"Sexualité. Il y a un mécanisme dans notre corps qui, quand il se déclenche nous fait voir du bien dans des choses d'ici-bas. Il faut le laisser rouiller jusqu'à ce qu'il soit détruit."
Le livre suit un plan subtil, d'abord l'auteur, le tibia, puis la sainte et ses parents, enfin leurs fils, le mathématicien, le père de Sylvie Weil. Elle ne balance pas, elle ne charge pas, elle décrit simplement ce père qui, même à la fin, lorsqu'elle prend des nouvelles de lui, répond : « tu ne te débarrasseras jamais de cette exécrable manie de rester des heures pendues au téléphone? » Elle décrit simplement qu'on attendait d'elle qu'elle intéresse son père, et non de son père qu'il s'intéresse à elle. Loyale, elle rappelle les bons souvenirs, une course sous la pluie, Chicago en hiver. Chaque fois qu'elle le montre sous un jour sympathique, c'est son âme à elle qu'elle découvre, une petite fille aimante, et peut-être insuffisamment aimée.
De la même façon, elle décrit les conflits atroces entre son père et ses grand-parents autour de la publication des manuscrits de Simone, comment petit à petit l'image de la sainte a attiré les calottins, les tartuffes, comme la légende a eclipsé l'histoire. Ses grands parents se sont occupés de leur fille morte, et ils se sont coupés de leur fils vivant.
Enfin, il faut un courage fou pour aborder l'inabordable. Sylvie, un jour, parle avec un homme qui était à Londres avec Simone. Il la décrit. Petite jeune femme fatiguée, isolée, invisible, vêtue comme une pauvresse, fumant cigarette sur cigarette en attendant qu'on lui confie la moindre mission, coiffée d'un grand béret, recluse, réservée, silencieuse. Et cet homme lui révèle qu'ils savaient, là-bas, pour les rafles, les déportations, les bébés juifs. Il faut un courage insensé pour poser cette question : pourquoi Simone Weil n'a-t-elle pas un mot dans tout ce qu'elle écrit alors pour tous ces bébés juifs, fous de terreurs, qu'on sépare de leur mère.
On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé que cette chronique puisse rendre toute l'émotion, les émotions, les torrents d'émotion qu'on ressent à la lecture de ce livre simple, vrai, très beau, mais plus je relis les pages que j'ai cornées pour y revenir, et plus il me semble qu'il faudrait les recopier in-extenso.
En fait, plus Sylvie Weil parle de sa famille, de son père, le génie, de sa tante, la sainte, de ses grand-parents, et plus c'est elle qu'on a envie de connaître, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé en savoir plus que ce qu'elle raconte dans « Chez les Weil, André et Simone », paru en poche chez Libretto.
La version audio peut s'écouter ici.
Le blog littéraire de Michel Goussu. Des chroniques de livres de poche. Littérature contemporaine, ou non, française, ou non. Diffusées dans l'émission Des Poches Sous Les Yeux, de Radio Béton, pour les poches. Parfois, juste pour vous. Et un peu de promotion pour mon premier roman, Le Poisson pourrit par la tête, au Castor Astral.
Ce que j'ai pensé de

Des bouquins, et pas de place pour les ranger
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jeudi 1 mars 2018
lundi 20 octobre 2014
Folie dans la Famille, William Saroyan
Folie dans la famille, de
William Saroyan, paru chez Libretto, m'a fait passer par toutes les
émotions possibles, en à peine 150 pages.
TL ; DR : un recueil de nouvelles, sur les membres d'une famille arménienne en Californie, entre le début du vingtième siècle et les années 70. C'est beau, drôle, bienveillant.
Bien-sûr, j'ai une faiblesse
particulière pour les récits de fils d'immigrés. Je suis toujours
sidéré d'assister à cet entre deux mondes. Celui de la communauté
d'origine, reconstruite dans le pays d'accueil, pour tenir, face à
la pauvreté, face au rejet, face au déracinement. Et celui du pays
d''accueil, inconscient d'être lui-même le fruit d'un rêve unique
porté par les vagues des immigrations successives. Saroyan décrit
sa famille, sa communauté, une Arménie en sursis dans la petite
ville Américaine de Fresno. Il montre autant de folie que de
sagesse, une déraison slave que tempère à peine un fatalisme déjà
oriental. Et il montre l'Amérique, celle où chacun se bat pour
vingt-cinq cents par jour, puis pour son premier dollar, une Amérique
impitoyable, mais où le travail permet de s'en sortir.
Bien-sûr les histoires ont
subi la lente transformation mythologique des récits racontés cent
fois, déformés, embellis. Pourtant on imagine que la famille
Bashmanian ressemble d'assez près à la tribu dont Saroyan s'est
extrait à la force de sa plume. Pas d'histoires larmoyantes, pas de
leçons. Saroyan écrivait de lui-même : « Je n'élabore pas
une intrigue passionnelle. Je ne crée pas de personnages
mémorables. Je n'ai pas un joli style, je ne fignole pas une belle
atmosphère. [...] J'écris une lettre aux gens ordinaires ; je
leur dis dans un langage simple des choses qu'ils savent déjà. »
Chaque nouvelle est racontée
à la première personne. Un nouveau narrateur à chaque fois, mais
jamais vraiment un narrateur différent. Car tous partagent un solide
bon sens qui ouvre leurs yeux sur l'absurdité têtue des
comportements familiaux. Mais tous partagent une bienveillance
inoxydable, une tendresse, qui ne tournent jamais au jugement et à
la condamnation. Saroyan leur offre la parole et leur âme en sort
guérie.
Les histoires partent de
l'enfance à Fresno et se poursuivent jusqu'à la vie d'après la
galère, d'après le succès, même, lorsque derrière les histoires
de père divorcé à Paris on devine ces éléments de biographie
qu'on connaît : l'alcool, le jeu, les dettes ces palliatifs qui
permettent parfois aux doux de survivre ; en les empêchant de
vivre vraiment. Bien-sûr, on aurait aimé, enfin j'aurais aimé ne
pas sentir les évitements, les mensonges par omission, les
exagérations. J'aurais aimé que la mythologie ne contamine pas le
récit. Mais on se dit qu'en moyenne Saroyan ment d'un côté, puis
de l'autre, si bien qu'en moyenne, on en retire une sorte de vérité
statistique, non biaisée, et la conviction qu'il existe peut-être
un chemin vers le réel qui ne passe pas par l'abandon de la
mythologie, mais par la moyenne des mythologies multiples.
Et je crois que chacun peut
trouver un peu de soi-même dans les errances de ses aïeux, à la
manière de William Saroyan, avec la même bienveillance goguenarde
qui éclaire le recueil Folie dans la famille paru
chez Libretto.
La chronique audio peut être écoutée ici. Le morceau Elegy, d'Arno Babadjanian, compositeur arménien contemporain de Saroyan, sert de fonds sonore à cette chronique.
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