Ce que j'ai pensé de

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Des bouquins, et pas de place pour les ranger
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jeudi 1 mars 2018

Chez Les Weil, de Sylvie Weil

Chez les Weil, sous titré André et Simone, est un récit de Sylvie Weil, paru chez Libretto (au passage, je lis trop peu de choses de chez eux, mais ils ont un catalogue original, qui vaut le détour).  Sur la couverture, on voit Simone Weil, la philosophe, pas la politique, et son frère André Weil, le mathématicien,  regarder vers l'objectif en souriant. Le fond est jaune, laid et il m'a fallu un moment pour ouvrir le livre. Je suppose que je m'attendais à une hagiographie, le genre de trucs où l'auteur veut profiter un peu du prestige de sa glorieuse ascendance.
Tout faux.

Chez les Weil est un choc doux. Écrire ce qu'on sait d'une femme - que le monde considère comme une sainte- ce qu'on sait de son père -que le monde considère comme un génie-  exige un courage particulier. Et une délicatesse, aussi. Sylvie Weil ne règle pas de comptes, elle écrit simplement, au départ de ce livre, qu'il n'a pas toujours été simple d'être avant tout la nièce de Simone, comme une relique qu'on vient toucher pour s'accaparer un peu de sainteté de la disparue. Elle écrit : le tibia de la sainte.
Sylvie Weil décrit ses grand-parents, et comment la mémoire de leur fille devient une vie à part entière. Ils recopient ses cahiers, dont le dolorisme finit par les ronger. Sylvie se demande ce que pense le père de la sainte, lui le médecin bon vivant, capable des pires blagues de salle de garde, ce qu'elle pense, elle, qui écrivait dans chacune de ses lettre, « ta petite femme qui te serre, qui te serre dans ses bras, » ce qu'ils pensent tous deux quand ils recopient cette phrase de Simone :

"Sexualité. Il y a un mécanisme dans notre corps qui, quand il se déclenche nous fait voir du bien dans des choses d'ici-bas. Il faut le laisser rouiller jusqu'à ce qu'il soit détruit."

Le livre suit un plan subtil, d'abord l'auteur, le tibia, puis la sainte et ses parents, enfin leurs fils, le mathématicien, le père de Sylvie Weil. Elle ne balance pas, elle ne charge pas, elle décrit simplement ce père qui, même à la fin, lorsqu'elle prend des nouvelles de lui, répond : «  tu ne te débarrasseras jamais de cette exécrable manie de rester des heures pendues au téléphone? » Elle décrit simplement qu'on attendait d'elle qu'elle intéresse son père, et non de son père qu'il s'intéresse à elle.  Loyale, elle rappelle les bons souvenirs, une course sous la pluie, Chicago en hiver. Chaque fois qu'elle le montre sous un jour sympathique, c'est son âme à elle qu'elle découvre, une petite fille aimante, et peut-être insuffisamment aimée.

De la même façon, elle décrit les conflits atroces entre son père et ses grand-parents autour de la publication des manuscrits de Simone, comment petit à petit l'image de la sainte a attiré les calottins, les tartuffes, comme la légende a eclipsé l'histoire. Ses grands parents se sont occupés de leur fille morte, et ils se sont coupés de  leur fils vivant.

Enfin, il faut un courage fou pour aborder l'inabordable. Sylvie, un jour, parle avec un homme qui était à Londres avec Simone. Il la décrit. Petite jeune femme fatiguée, isolée, invisible, vêtue comme une pauvresse, fumant cigarette sur cigarette en attendant qu'on lui confie la moindre mission,  coiffée d'un grand béret, recluse, réservée, silencieuse. Et cet homme lui révèle qu'ils savaient, là-bas, pour les rafles, les déportations, les bébés juifs. Il faut un courage insensé pour poser cette question : pourquoi Simone Weil n'a-t-elle pas un mot dans tout ce qu'elle écrit alors pour tous ces bébés juifs, fous de terreurs, qu'on sépare de leur mère.

On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé que cette chronique puisse rendre toute l'émotion, les émotions, les torrents d'émotion qu'on ressent à la lecture de ce livre simple, vrai, très beau, mais plus je relis les pages que j'ai cornées pour y revenir, et plus il me semble qu'il faudrait les recopier in-extenso.

En fait, plus Sylvie Weil parle de sa famille, de son père, le génie, de sa tante, la sainte, de ses grand-parents, et plus c'est elle qu'on a envie de connaître, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé en savoir plus que ce qu'elle raconte dans « Chez les Weil, André et Simone », paru en poche chez Libretto.

La version audio peut s'écouter ici.

lundi 20 octobre 2014

Folie dans la Famille, William Saroyan

Folie dans la famille, de William Saroyan, paru chez Libretto, m'a fait passer par toutes les émotions possibles, en à peine 150 pages.


Bien-sûr, j'ai une faiblesse particulière pour les récits de fils d'immigrés. Je suis toujours sidéré d'assister à cet entre deux mondes. Celui de la communauté d'origine, reconstruite dans le pays d'accueil, pour tenir, face à la pauvreté, face au rejet, face au déracinement. Et celui du pays d''accueil, inconscient d'être lui-même le fruit d'un rêve unique porté par les vagues des immigrations successives. Saroyan décrit sa famille, sa communauté, une Arménie en sursis dans la petite ville Américaine de Fresno. Il montre autant de folie que de sagesse, une déraison slave que tempère à peine un fatalisme déjà oriental. Et il montre l'Amérique, celle où chacun se bat pour vingt-cinq cents par jour, puis pour son premier dollar, une Amérique impitoyable, mais où le travail permet de s'en sortir.

Bien-sûr les histoires ont subi la lente transformation mythologique des récits racontés cent fois, déformés, embellis. Pourtant on imagine que la famille Bashmanian ressemble d'assez près à la tribu dont Saroyan s'est extrait à la force de sa plume. Pas d'histoires larmoyantes, pas de leçons. Saroyan écrivait de lui-même : « Je n'élabore pas une intrigue passionnelle. Je ne crée pas de personnages mémorables. Je n'ai pas un joli style, je ne fignole pas une belle atmosphère. [...] J'écris une lettre aux gens ordinaires ; je leur dis dans un langage simple des choses qu'ils savent déjà. »

Chaque nouvelle est racontée à la première personne. Un nouveau narrateur à chaque fois, mais jamais vraiment un narrateur différent. Car tous partagent un solide bon sens qui ouvre leurs yeux sur l'absurdité têtue des comportements familiaux. Mais tous partagent une bienveillance inoxydable, une tendresse, qui ne tournent jamais au jugement et à la condamnation. Saroyan leur offre la parole et leur âme en sort guérie.

Les histoires partent de l'enfance à Fresno et se poursuivent jusqu'à la vie d'après la galère, d'après le succès, même, lorsque derrière les histoires de père divorcé à Paris on devine ces éléments de biographie qu'on connaît : l'alcool, le jeu, les dettes ces palliatifs qui permettent parfois aux doux de survivre ; en les empêchant de vivre vraiment. Bien-sûr, on aurait aimé, enfin j'aurais aimé ne pas sentir les évitements, les mensonges par omission, les exagérations. J'aurais aimé que la mythologie ne contamine pas le récit. Mais on se dit qu'en moyenne Saroyan ment d'un côté, puis de l'autre, si bien qu'en moyenne, on en retire une sorte de vérité statistique, non biaisée, et la conviction qu'il existe peut-être un chemin vers le réel qui ne passe pas par l'abandon de la mythologie, mais par la moyenne des mythologies multiples.

Et je crois que chacun peut trouver un peu de soi-même dans les errances de ses aïeux, à la manière de William Saroyan, avec la même bienveillance goguenarde qui éclaire le recueil Folie dans la famille paru chez Libretto.

La chronique audio peut être écoutée ici. Le morceau Elegy, d'Arno Babadjanian, compositeur arménien contemporain de Saroyan, sert de fonds sonore à cette chronique. 

 TL ; DR : un recueil de nouvelles, sur les membres d'une famille arménienne en Californie, entre le début du vingtième siècle et les années 70. C'est beau, drôle, bienveillant.