Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

samedi 16 novembre 2013

Le temps, bordel.

Le temps et l'argent partagent cette propriété paradoxale : moins on en a, plus on en perd. On veut aller vite, parce que le boulot, le ménage, les factures, les trajets en voiture, bref, parce que la vie nous dévore la vie. Mais ce qui est bon marché coûte cher, et ce qu'on fait à la va-vite prend du temps.

Lorsque j'enregistre les chroniques pour Des Poches Sous Les Yeux, j'essaie de faire vite. Et comme je suis tout sauf un journaliste professionnel, je bafouille, je m'y reprends à deux fois, trois, quatre. À chaque bégaiement, chaque grommellement, à chaque syllabe ratée, je m'arrête, et je produis un claquement de langue sec, afin que dans mon logiciel de montage, la forme d'onde montre un trait vertical qui indique l'endroit où je dois couper. Quand c'est trop pourri, je m'arrête et je recommence dans un autre fichier. Je garde toutes les versions laborieusement enregistrées et je me dis : "je monterai ça". Et je monte. Je coupe, je colle, je raccourcis, j'équalise. Mais ça s'entend. Et je reçois des mails gentils, gênés : " Pour être tout à fait juste, il y avait 2-3 problèmes pas très graves de lecture dans la version sonore. Genre des phrases longues que tu coupes avec une respiration à un moment assez inadéquat."

Alors je soupire. L'expiration commence dans un "eh merde, il va falloir y retourner", et se termine avec "bon, au moins, il y en a qui écoutent, et ils ont l'oreille." Le lendemain, je n'y suis pour personne, je reprends tout à zéro, je répète, j'enregistre, jusqu'à obtenir une version à peu près potable, sur laquelle le montage sera cosmétique, c'est à dire, comme tout maquillage de bon goût, invisible, inaudible.

Évidemment, ce n'est jamais parfait. Parce que c'est un métier. Et pas le mien. Ce n'est jamais parfait parce que je ne peux faire ça qu'en rentrant le soir, après les heures passées "au travail". Un travail pas pire qu'un autre, mais pas meilleur ; c'est à dire un travail qui permet de vivre et qui empêche d'écrire.


Allez, après une chronique pareille, faut rigoler un peu, donc bonus / malus !

mardi 5 novembre 2013

À tombeau ouvert, de William Styron, chez Folio

Oh, et puis merde, j'avoue, je n'ai aucune culture. Je n'avais jamais entendu parler de William Styron, l'auteur du recueil À tombeau ouvert, paru chez Folio. J'ai pris À tombeau ouvert dans mon interminable pile des livres à lire en pensant que ça avait un rapport avec le film de Martin Scorcese dans lequel on peine à croire que ce type qui joue si bien soit Nicolas Cage. Sur la quatrième de couverture Folio précise qu'il s'agit de nouvelles inédites ou jamais rééditées, et je me suis dit : « voilà un auteur mort dont on a raclé les fonds de tiroir pour racketter ses lecteurs inconsolables. »

Et puis j'ai ouvert le livre et j'ai lu : « Au milieu des tourbillons malodorants et des courants dangereux qui se forment au confluent de l'Upper East River et du détroit de Long Island se trouve une petite île basse. Sur la plus grande partie de sa longueur s'étendent d'anciens bâtiments carcéraux ; morne et usée par le temps, elle se distingue à peine de la dizaine d'autres îles occupées par des prisons et des hôpitaux qui donnent aux fleuves de New-York un tel air d'abandon et, particulièrement au crépuscule, une apparence de mélancolie et de résignation. »

Comme un processus qui s'exécute en tâche de fonds, et dont on ne soupçonne la présence que parce que l'ordinateur dont on se sert pour autre chose réagit avec une lenteur inhabituelle, le monde de William Styron se développe et colonise le cerveau de manière autonome. Les heures passées au bureau paraissent plus longues, plus absurdes, parce qu'elles empêchent de retrouver le style précis élégant avec lequel Styron décrit l'ambivalence des sentiments qu'ont provoqué en lui les années longues et absurdes qu'il a passées au sein du corps des marines.

Il décrit le mélange de courage et de peur rentrée, de bravoure et de virilité inutile, il décrit la menace, la saleté, le froid, l'amitié, la solitude, ces ingrédients que les guerres mélangent avec violence et dont elles extraient l'horreur autant que l'héroïsme.

Qu'est ce qui rend cette lecture si nécessaire ? On est loin de l'addiction réfléchie et calculée des page-turners, ces thrillers efficaces dont les auteurs cyniques maîtrisent les techniques de manipulation susceptibles de créer une frustration artificielle mais efficace pour tenir le lecteur en otage. Au contraire, l'écriture délicate de William Styner distille les révélations sans effet de manche, et c'est dans une sorte de sidération douce qu'on encaisse ce qu'une écriture plus violente nous rendrait insupportable et donc inaccessible. Après avoir décrit la satisfaction esthétique que lui procure le ballet précis des artilleurs manipulant les obus de mortier, il nous cueille avec ces quelques mots :

« Bien-sûr, parfois, un mortier explosait pendant l'entraînement ; les conséquences étaient alors dévastatrices, tous ceux qui se trouvaient à proximité se faisant mutiler ou tuer. »


L'alternance entre l'amour et l'horreur, entre l'intime et le collectif, entre l'exil dans le pacifique et l'impossible retour dans le Sud des États-Unis, ce basculement perpétuel ne procède pas seulement du sens du rythme d'un écrivain doué mais d'une nécessité respiratoire, ample, puissante, inexorable comme une marée qui emporte le lecteur, l'empêche de s'arrêter, le pousse à lire dans le bus, au bureau, comme quand il se cachait sous les couvertures avec une lampe de poche après que ses parents avaient éteint la lumière de sa chambre. En fait, on aurait aimé, enfin j'aurais aimé, que chacune des nouvelles de ce recueil fut un roman entier, et que le temps s'efface afin que ne s'arrête jamais la lecture de À tombeau ouvert, de William Styron paru chez Gallimard et disponible en poche chez Folio.  

En attendant une parution sur le site de Des Poches Sous les Yeux, le son est ici. 

Prix : 7,20 € en Folio Poche.

[Edit : merci aux lecteurs/auditeurs audionazis de m'avoir obligé à refaire une édition de la chronique audio. J'ai modifié le lien]

TL ; DR : un recueil de nouvelles sur l'univers des MArines américain. Un style impeccable, visuel, bouleversant, une puissance narrative rare. Un Must.