Ce que j'ai pensé de

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Des bouquins, et pas de place pour les ranger

dimanche 16 février 2014

Le diable tout le temps de Donald Ray Pollock


Il y a, dans Le Diable tout le temps de Donald RayPollock, paru au Livre de Poche, quelque chose qui nous fait dire que ce livre n'aurait pas pu être écrit par un français. Et ce n'est pas le décor, l'Amérique profonde et crasseuse, ce n'est ni la country, ni le jazz, ni les prédicateurs apocalyptiques, les drugstores , ce ne sont pas les shérifs, ni les flingues, ni les Ford, ni les Chevrolets. Enfin si, bien-sûr, c'est aussi tout cela. Mais c'est une ampleur, une épaisseur, un élan si lourd, si charnel dans la façons dont l'auteur décrit le parcours d'un jeune garçon élevé dans une horreur qui le corrode sans pour autant jamais corrompre sa nature. On sent le travail, dans le livre de Donald Ray Pollock, au point que c'est parfois un peu scolaire, on croit distinguer des techniques d'atelier d'écriture dans la façon qu'il a de présenter ses personnages.


 On craint le livre choral tendu vers une grande révélation artificielle, et on savoure l'inexorable déroulement d'une tragédie excessive. Non, ce qui semble si peu français c'est que tout ce travail qu'on ressent ne sent pas le jus de cerveau mais la sueur, on ne voit pas des ficelles stylistiques faciles, mais du muscle romanesque, de l'entraînement entêté. On sent que l'écrivain, comme le seul personnage solaire du livre, a persévéré, qu'il attendait son heure, retravaillant les phrases de cet hallucinant premier roman avec la hargne de celui qui pense que le génie n'est rien sans le travail. On pourrait être rebuté par cette pesanteur, mais la limpide simplicité de l'écriture cache dans cette longue description d'horreurs à la fois quotidiennes, mesquines et insoutenables, une sensibilité inattendue.

Ma mère me racontait que petite elle jouait avec ses sœurs à se faire peur dans le cabinet noir, sous l'escalier de la maison bretonne de mon grand-père. Nous faisons tous ça, expérimenter la peur pour l'apprivoiser. Le Diable tout le temps est la version hyperbolique du cabinet noir sous l'escalier de la maison de mon grand-père. Partez de ce que vous pouvez imaginer de pire, enfoncez vous encore un peu et vous êtes encore loin du compte.

Mais pourquoi n'arrête-t-on pas la lecture, alors ? À cause des quelques personnages obstinés dont les moyens s'épuisent dans cette lutte contre la fatalité ? Pas si sûr. Comme devant autant de grimaces du cabinet noir, le lecteur se rassure à chaque coup du sort : « Ma vie n'est pas si horrible, mes problèmes ne sont pas si pires, je ne suis pas à plaindre, je ne suis pas à plaindre, je ne suis pas à plaindre. »

Même si on passe son temps à dire « non, non, pas ça », on persiste à espérer. Parce que la rédemption que le héros se forge est teigneuse, teigneuse, violente, mais supportable, parce qu'elle est attachante.


Bien-sûr, parfois, le trop d'horreur fait prendre de la distance, et on se demande si c'était vraiment nécessaire. Bien-sûr, le côté affreux sale et méchant frise parfois la caricature, et on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que les respirations fussent un peu plus nombreuses. Mais toujours on sent que l'exagération se construit sur l'épaisseur de l'expérience. Mais jamais on ne perd vraiment espoir, mais jamais on n'abandonne le petit Arvin, qui devient grand, pas seulement en taille, pas seulement en âge.Bien-sûr, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que le livre ne fut pas si noir, mais c'est à l'humanité qu'il faut adresser des reproches, pas à Donald Ray Pollock, pas au Livre de Poche si, où qu'on tourne la tête, on se trouve face au Diable, tout le temps.

Ce livre est la meilleure façon de dépenser 7,10 euros en 2014. 
L'audio est ici, et le fonds sonore est emprunté à Dead Meadows (me and the devil blues).

[EDIT] : Il s'agit d'un premier roman mais d'un second ouvrage,le premier était un recueil de nouvelles . Knockemstiff. 

TL ; DR : Un livre cauchemardesque sur l'Amérique poisseuse, pauvre, consanguine et inquiétante. Mais le personnage principal, solaire, attachant, permet de tenir et fait de ce livre un grand roman, noir, mais grand. 

6 commentaires:

  1. Tu veux que je t'envoie le bouquin ?

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    1. Ça ferait presque envie, mais ma religion m'interdit de lire des romans...
      En tous cas, une de tes meilleures chroniques à mon avis.

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  2. Profondément juste ...

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  3. Merci de votre intérêt et de votre soutien.
    MG

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  4. Je vous en prie ... C'est juste que j'ai été saisie de lire une description de ce que j'ai pu exactement ressentir à la lecture de cet ouvrage, qui me laissera une foule d'impressions, pour un bout de temps je pense... Dur de passer à autre chose après une telle lecture, un peu trop de noir certe, un peu trop de "glauque" systématique, mais comme vous le dites bien, une lueur tenace au bout du tunnel qui nous tiens en haleine et nous fais espérer. Et pour accentuer encore l'impression ambigu de la fin du roman, j'ai appris avec surprise qu'un certain Alvin Russel aurait effectivement existé, tueur en série de son état, il aurait été arrêté en 1965 ... bonne continuation
    Vincent

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