Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

samedi 13 mars 2021

À la ligne, de Joseph Ponthus

 

J'ai été agronome, statisticien, banquier, paysan, déballeur, traducteur, chef de projet informatique, prof de math, attaché territorial, j'ai fait tout ce que je pouvais faire pour gagner ma vie en continuant à écrire, mais je n'ai jamais bossé à l'usine.


Joseph Ponthus, si. Pour suivre son épouse en Bretagne, il a quitté son métier d'éducateur spécialisé, et il pousse des bulots dans le ventre d'une machine, il trie des tas de crevettes, il nettoie le sang à l'abattoir, il accroche des carcasses, il pousse des carcasses, il trie des carcasses, il aiguille des carcasses, il se brise la carcasse et il rentre chez lui pour écrire à la ligne. À la ligne, publié aux éditions de la table ronde.

Le sous-titre du livre est feuillets d'usine. Et à la ligne prend ce double sens de ligne de production et d'écrivains payés à la ligne. Il n'y a que des lignes, pas de points, pas de ponctuation, on est entre la prose ouvrière et la poésie de combat.

Joseph Ponthus ne va pas à l'usine pour raconter la condition ouvrière, il va à l'usine parce qu'il a besoin d'argent, parce qu'il n'y a pas de job dans son domaine, Il va chercher l'argent nécessaire à leur vie, à la vie qu'il a choisie avec la femme qu'il aime. Ce n'est pas la bourgeoisie bienveillante qui se fait martyre, ce n'est pas Simone Weil travaillant son statut de martyre, c'est ce qui nous pend au nez à tous, quand on arrive en fin de droit et qu'on n'a pas trouvé autre chose que l'interim.

J'ai vu des points des virgules, vraiment, des hallucinations que mon esprit posait parce que le rythme de la phrase était évident. Parfois, en revanche, j'ai dû relire une fois ou deux parce que le retour chariot qui aurait remplacé un point n'était pas là où je l'aurais voulu. Mais pourtant, le style du livre ne tient pas sur cette écriture à la ligne. Ponthus écrit simplement, il écrit droit quand son corps est courbé et quand son esprit vrille :  "Aujourd'hui, j'égoutte du tofu, comme un mantra délirant de l'absurdité de ses journées de boulot. Journées, nuit, les horaires font mal."

On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que Ponthus sorte un peu de l'usine, qu'il nous dise comment ils font, elles qui terminent à 23 heures, lui qui embauche à 5 heures du matin, comment ils font pour se voir, pour s'aimer, ce qu'il reste d'énergie, comment on évite les drames. Et pourtant, on sent l'amour à chaque page, pour son épouse amour, pour sa mère, pour ceux avec qui ils travaillent, sauf ces quelques connards, ces tire-au-flanc, ces cheffaillons. Mais ce n'est pas un pamphlet, Ponthus avoue la fierté quand on tient, la camaraderie. Il n'y a pas de morale, pas de solution donnée, on aurait presque aimé un peu plus d'arc narratif, ou une chute, mais il le dit, on le sait, il n'y a pas de point final à la ligne de production, pas de point de final pour A la ligne, le livre de Joseph Ponthus, qu'on trouve aux éditions de la table ronde.


Addendum : Merde. En février dernier, un cancer a mis un point final à la ligne de Joseph Ponthus. Je n'avais pas publié cette chronique, parce que Radio Béton me demandait de ne publier que des chroniques de livre de poche. Et je suis là, comme un con, je repense à Jospeh Ponthus, que je n'ai jamais rencontré, et qui habitait à moins d'une heure de chez moi, et je me dis, merde, c'est moche, mais il y a tellement d'autres écrivains dont la mort ne m'aurait pas touché. Tellement dont je suis jaloux du succès parce que je trouve qu'ils ne le méritent pas, alors que je me réjouissais chaque fois qu'on parlait de Joseph, j'avais presque l'impression d'être devenu un peu moins con, parce que je ne me disais pas "merde, mes livres ne se vendent pas", je me disais "Yes, un livre qui parle vrai et avec poésie, et tout le monde le voit, tout le monde le lit, putain, si un mec mérite de vivre (de ce qu'il écrit), merde, c'est lui."

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