Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 12 janvier 2015

Les infirmières d'Orange, de Roger Rudigoz, aux éditions Le Tout sur le Tout

Les infirmières d'Orange est l'avant-dernier livre de Roger Rudigoz, paru en 1985 aux éditions Le tout sur le Tout. 

Son journal d'écrivain, 20 ans plus tôt, se terminait par ces mots : « Le temps de l'impasse est fini. » Il ne faisait que commencer. On l'avait laissé aux côtés d'une ancienne maîtresse affublée de nouveaux amants, Victor, Titin et c'est dans la voiture de ce dernier qu'on le retrouve, ou plutôt, juste à côté, après l'accident qui lui vaut les soins des infirmières d'Orange. La convalescence devient l'occasion d'un « compte méticuleux des obsessions dans leur désordre. Un portrait découpés en tous petits morceaux. Et rassemblés à grands coups de griffe. »

L'accident a broyé la jambe de l'auteur, mais c'est le lecteur qui souffre. De voir Roger Rudigoz vaincu. Presque vaincu. L'homme est à terre et l'écrivain tente de rester debout. De raconter. Mais au moment de tout dire la clarté n'est plus au rendez-vous. Ou une clarté suspecte, celle de la reconstruction. Roger Rudigoz s'étend sur sa conception, « sans plaisir, selon [sa] mère », son embryogenèse, sa naissance, issue « d'une série d’hypothèses où manque simplement l'amour paternel. » 

Soudain, la cause de la révolte, c'est ce manque d'amour qu'on peut lire à chaque page. « Comme je les haïssais, mes parents, comme je me sentais étranger. » Et le jeune Roger qui monte au grenier, passe devant les portes grises, par ces « escaliers des pauvres [qui] semblent toujours faits pour les mener à l'échafaud. » Là, il se réfugie dans une malle d'osier dont l'intérieur est tendu de moleskine. Il referme le couvercle sur lui. « Il me semble que je m'y sentais moins seul qu'avec mes proches. » Et un enfant qui se sent seul est toujours à la merci de la pitié de ceux qui n'ont personne à qui donner leur amour. Comme ces deux demoiselles qui tiennent une ganterie et l'emmènent en cachette à l'église. Est-ce de là que date l'invasion de Dieu ? D'abord comme  pierre d'achoppement entre ses parents, puisque sa mère l'a fait baptiser. Ensuite, paradoxe des paradoxes, il faut combattre la foi par fidélité, fidélité à la longue lignée anticléricale paternelle. Enfin, Dieu comme ultime refus de l'absence de sens du monde dans lequel on vit.

On pourrait croire que le livre raconte comment des gendarmes sont venus chez Rudigoz pour y chercher de la drogue, après une dénonciation calomnieuse. Croire qu'il raconte que les gens du coin ont dénoncé un vieil écrivain parce qu'il couchait avec une jeune fille du pays. « C'est ça, le midi ? Quand tu n'en es pas, tu as juste le droit de la boucler. »

Mais je crois que ce que raconte, peut-être sans le vouloir, Roger Rudigoz, c'est l'invasion du sens. Il se dépeint claudiquant, refusant de s'appuyer d'un côté sur une canne, de l'autre sur une femme, préférant la pire des béquilles : le sens. Le sens, c'est le pourquoi. Pourquoi le soupçonne-t-on, lui, de trafic de drogue ? Pourquoi sa femme couche-t-elle avec lui plutôt qu'avec ce jeune homme qui lui fait du rentre dedans? Le sens est une impasse pour celui que sa sensibilité met à la merci du monde. 

Parce qu'il n'y a pas de pourquoi. 

Ce qui arrive à l'homme sensible arrive à tout le monde, mais tout le monde s'en fout. Lorsqu'un albinos bronze au soleil d'une plage de Sicile, lui seul  attrape un coup de soleil. Il regarde les autres peaux qui s'enivrent de lumière, et rient de sa rougeur, de sa douleur. S'il se demande pourquoi, à sa souffrance il ajoute du malheur. 

S'il renonce au pourquoi, le comment lui offre un refuge. Face à ce soleil absurde, face à cette sensibilité à fleur d'elle-même, il suffit d'une ombrelle, d'une place sous le feuillage dense d'un banian pour retrouver le plaisir, retrouver la bienveillance, pour gagner le respect, et, souvent, provoquer le désir de ces autres peaux, qui secrètement envient sa délicatesse, sa lumière si douce qu'il faut l'habiller d'un léger voile de ténèbres. 

On aurait aimé, enfin j'aurais aimé, que cette chronique déjà trop longue s'arrête là, mais il faut aller jusqu'au bout du pourquoi. 

Parce que lorsque le pourquoi cherche un sens, qu'il butte, alors, il se tourne vers « Le Grand Parce Que », le grand sens, mais Dieu ne résout hélas pas grand-chose. 

Dieu surgit le plus souvent quand on n'arrive pas à expliquer ce qu'on ne parvient pas à accepter. 

Dieu plutôt que l'inutile méchanceté humaine, Dieu plutôt que l'injustice, que l'aveuglement des imbéciles, Dieu plutpot que le manque d'amour, partout, autour, plutôt que les œillères des idiots et cette excessive sensibilité qu'on ne choisit pas, Dieu plutôt que l'absurde de la guerre, des camps, et en bout de course, Dieu plutôt que le hasard. Mais Dieu n'est qu'une digue, le hasard continue à couler, la pression monte et dans le calme apparent du lac de rétention se cache la furie qui,  quelle que soit la religion, quel que soit le « grand parce que » que l'on s'est choisi, dévastera la vallée de tout l'absurde accumulé.

Du refus du hasard naît la question qui rend fou : « qu'est ce que j'ai fait pour mériter ça ? ». Elle décourage quand le percepteur, le propriétaire, le patron semblent s'acharner, mais pire, elle rend fou quand les bonheurs injustifiés nous tombent dessus :  « J'avais la mauvaise conscience des autres » 

Pour ce presque dernier roman Rudigoz retrouve son père dans la mauvaise conscience d'être revenu de la guerre quand les copains y sont restés, ce père pourtant honni mais qui lui confie : 
« ''A quoi tiennent les choses ? ''.  On était, lui et moi, en pleine clandestinité parmi les vivants, et moralement en plein crime. […] Il était mort depuis longtemps (il est toujours mort, ces choses ne s'arrangent guère, et je ne suis plus tellement vivant) mais la tranchée est toujours là, et le coquelicot, et le gourbi, et la droite et la gauche et les deux chiottes, et le hasard destitué. »

Le temps de l'impasse a-t-il fini par finir pour Roger Rudigoz ? Il évoquait avec un certain fatalisme n'avoir été qu'un auteur à trois ou quatre mille exemplaires. Mais dans toute recherche, l'impasse est un résultat. Handicapé par ma la même sensibilité excessive, devant l'inexplicable, devant l'inacceptable, je n'ai pas le talent qu'il faut pour écrire Les infirmières d'Orange, qu'on peut trouver, si on cherche bien, aux édition le Tout sur le Tout, ni la conviction pour écrire À tout prix (titre du second tome du journal aujourd'hui disponible chez Finitude). Mais le temps que j'ai sauté, celui que j'aurais dû passer à écrire, celui de la jeunesse, dans laquelle le talent ancre toujours ses racines, ce temps passé dans la recherche, je ne l'ai pas perdu : il aura servi à me faire du hasard un allié.  

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