Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

mercredi 16 octobre 2013

Tête bêche, un roman de LIU Yichang paru chez Picquier Poche

On n'est pas si souvent dépaysé. Ni quand on voyage, ni quand on lit. Et comme je n'ai plus les moyens de voyager, j'attendais de Tête bêche, le roman de LIU Yichang paru chez Picquier Poche qu'il me dépayse.

Comme dans tous les voyages il faut d'abord dépasser la barrière de la langue. Celle de Liu Yichang, même traduite, laisse une impression étrange, un caractère direct, presque familier, qui rappelle les dialogues des films de Hong Kong, où se déroule d'ailleurs l'intrigue. Mais peut-on parler d'intrigue ? Ici pas de destin, pas de rebondissement, l'irruption du sens à l'occidentale est remplacée par l'éruption des sens. On entend crier au voleur, on voit un jeune homme aux cheveux longs s'enfuir dans la foule, on sent les odeurs de la rue, et la force de l'alcool nous fait parfois claquer la langue. Et toujours contre soi on sent le contact de la foule. Ou alors c'est parce que je lis debout, serré dans le bus ? Lorsque le mien pile, ceux de Hong Kong se rentrent dedans et ils sortent la jeune héroïne, A Xing, d'une rêverie où elle se voyait adulée par les foules, parfois actrice, parfois chanteuse, mais toujours au bras d'un mari auquel elle prête volontiers les traits d'Alain Delon. Malgré ses quinze ans, malgré la naïveté de ses rêveries de midinette, il y a déjà du cynisme chez cette adolescente Elle ne rêve pas d'amour, mais de porte de sortie. Le mariage est une alternative à l'usine, au travail en général, et la rêverie, un refus de l'avenir qui l'attend.

L'avenir, l'autre personnage de ce roman déambulatoire n'y pense plus. Le présent déjà, lui semble plus irréel qu'un passé qu'il n'a pas vu filer, comme il n'a pas vu la ville pousser si vite, si haut, si loin autour de son souvenir. Et l'oisiveté lui laisse tout le loisir de contempler l'ampleur de ses regrets. Sa femme qui n'a vu en lui qu'une alternative à l'usine, au travail en général, son fils qu'il n'a pas su connaître et qui n'enverra pas de carte pour Noël. L'ampleur de sa lâcheté quand il n'intervient pas face à ce père en deuil qui dilapide son chagrin en maltraitant son fils ; sans doute la plus simple des plus tristes scènes qu'il m'ait été donné de lire.

Et ce n'est qu'en refermant le livre que j'ai compris que c'est parce que le présent est trop dur à supporter que les héros se réfugient dans ce que la réalité leur laisse : pour la jeunesse, l'avenir, encore intact, encore possible, pour la vieillesse toute proche, le passé, qu'on contemple quand on tourne le dos à la mort.

Alors ce qui dépayse, ce ne sont pas les ingrédients, les même que chez nous finalement, c'est cette façon de ne pas les mélanger, de les superposer comme des matières non miscibles. Il en va de même de l'écriture. On aurait aimé, enfin j'aurais aimé, que la phrase fut moins terre à terre, moins brute, mais c'est de l'agencement des séquences que naît une poésie de la construction, un mille-feuille délicat de douceur et de violence, de naïveté et de cynisme, d'espoirs et de regrets, une alternance subtile qu'on n'aperçoit qu'une fois qu'on a refermé le livre, comme on réalise qu'on a aimé un voyage seulement longtemps après, en lisant le journal qu'on tenait alors ou en regardant la photo d'une soirée qu'on avait oubliée.

Mais on n'oubliera pas Tête bêche, de LIU Yichang paru chez en poche chez Picquier Éditions, cette photo de Hong Kong, Hong Kong où je n'ai jamais mis les pieds mais dont il me semble maintenant que je l'ai connue, au début des années soixante-dix, quand je n'étais pas né.

La chronique audio, pour Des Poches Sous les Yeux, est disponible ici. 

TL ; DR : Itinéraire d'un vieil homme et d'une jeune femme dans un Hong Kong intemporel. C'est dépaysant, parfois magnifique, parfois trivial, parfois creux et parfois émouvant. 

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