Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

mercredi 18 mai 2016

L'amie prodigieuse, d'Elena Ferrante

J'aimerais bien lire plus souvent des bouquins comme L'amie prodigieuse, d'Elena Ferrante, disponible chez Folio ou en audiobook dans la collection Écoutez lire. La narratrice s'appelle aussi Elena, et on se demande s'il s'agit d'un roman, ou d'un récit. Enfin, on se demande une page ou deux, après quoi, ça n'a plus d'importance, parce que même si tout n'est peut-être pas vrai, tout sonne juste. Elena est une bonne élève. Elle travaille, elle est gentille, studieuse, et son institutrice ne s'y trompe pas. Elle la pousse à aller au collège, ce qui, à Naples, dans les années 50, est encore un privilège de riche. Mais Elena sait que c'est son amie Lila, qui est intelligente, bien plus qu'elle. D'une intelligence prodigieuse, acérée, tranchante jusqu'à la méchanceté, parfois jusqu'à la lisière de la folie. 

C'est tout le quartier qui est fou, avec ses mafieux, ses communistes, ses artisans, ses commerçants, ses traditions sous lesquelles on étouffe. Le prodige, c'est la façon dont Elena Ferrante parle de tout cela, sans nous perdre, sans trop en faire, sans hystérie, sans effet de manche. Le livre est impossible à résumer, parce qu'il parle autant des aspirations que des résignations, des respirations que des assignations, chacun à sa place, et chacun veut se hisser un petit peu au-dessus. 

Elena et Lila grandissent,  Elena apprend, Lila comprend, à l'école, dans la rue, ensemble, séparément, ensemble, le latin, l'amour, les règles et la façon de les transgresser. L'amie prodigieuse est de ces rares livres qui s'octroient une partie de votre cerveau dans laquelle les personnages vivent entre deux lectures ; ils y laissent leurs souvenirs comme si c'était les vôtres. On relit des passages sans jamais voir ce qui les rend admirables. Le style d'Elena Ferrante est sobre, calme. Implacable. Comme Lila lorsqu'elle jette la poupée de son amie dans la cave ce de Don Achille qui terrorise le quartier. Le quartier lui-même implacable, qu'une nouvelle génération veut dompter, bête ancestrale qui se nourrit des rancœurs, des règles tacites, de la reproduction du passé. 

Elena et Lila sont tout le quartier, et le quartier est tout pour elle. Elles seront adolescentes quand elles en dépasseront les limites pour la première fois, et plus tard, encore, jusqu'à la mer pourtant si proche. Toute l'étroitesse des vies est racontée par ces petites choses, et l'après-guerre souffle un air de changement. La modernité qu'il nous est si facile de décrier aujourd'hui chasse un ancien temps qui n'a rien d'un bon vieux temps. La misère, voilà ce qu'elle chasse. Et l'on a presque honte du confort d'aujourd'hui, des crises qui nous laissent nos voitures, nos penderies, nos téléphones intelligents. 

Au fil des heures, j'ai retrouvé cette injonction paradoxale de mon enfance : lire plus vite pour suivre Elena et Lila partout, les connaître mieux, plus, et lire plus lentement pour ne pas atteindre le dénouement et les quitter trop tôt. Et lorsqu'il arrive, c'est la colère, parce qu'on aurait aimé, oh oui, on aurait vraiment aimé, enfin, j'aurais vraiment aimé qu'il fut écrit quelque part que l'amie prodigieuse n'est que le premier volume d'une série qui en compte déjà quatre. Mais où sont les trois autres ? Ils ne sont même pas tous encore traduits en français, alors combien de temps encore avant qu'ils sortent en poche ? Pourquoi, pourquoi m'envoyer ça et me laisser pantelant, assommé par le génie d'Elena Ferrante, sans que je puisse lire la suite, tout en sachant qu'elle est écrite, là, qu'elle attend d'être lue ? Peut on savoir pourquoi Elsa Damien, qui a fait une excellente traduction de ce premier volume n'est pas en train de travailler à plein temps sur les suivants ? Que fait Gallimard, que fait la Police ? Que font les manifestants ? Il y a cinq kilomètres entre la place de la République et le siège de Gallimard, alors en passant, exigez que la suite de l'Amie prodigieuse, d'Elena Ferrante, soit publiée chez Folio au plus vite, sinon, je vais faire une bavure. 


L'audio de cette chronique est ici.  Avec une musique de Delphin, un zicos russe des années 2000. 

Il faut noter pour la version livre audio la lecture exceptionnelle de Marina Moncade. 

dimanche 1 mai 2016

Biographie de George Orwell, de Stéphane Maltere

Stéphane Maltère propose une biographie de George Orwell, et elle est disponible chez Folio.

Quand on lit un écrit portant la marque d'une forte personnalité, on a le sentiment de voir un visage derrière les pages, visage qui n'est pas nécessairement le véritable visage de l'auteur.

C'est George Orwell qui écrit cela à propos de Dickens. Et il conclut par : ce que l'on voit, c'est le visage qui aurait dû être celui de l'auteur.

Un jour, j'ai lu Dans la dèche à Paris et à Londres, de George Orwell. J'avais déjà lu 1984, comme tout le monde, et j'avais aimé, comme tout le monde. Mais Dans la dèche me faisait aimer non le livre, mais ce visage de l'auteur, que je croyais entrevoir. Évidemment, la biographie documentée, sobre et claire de Stéphane Maltère a confirmé que ce n'était pas le visage de l'auteur. Geroges Orwell s'appelle en fait Eric Blair. Il est un enfant d'une famille de la classe moyenne plutôt laborieuse, une famille appauvrie à son retour de Birmanie. Il fait ses études parmi des plus riches que lui, se fait des amis, se bat, écrit, déjà. Puis il s'engage dans la police coloniale, parce qu'il faut bien vivre. Est-ce que tout le George Orwell qu'il deviendra est déjà dans ce jeune homme écœuré par l'Empire Britannique, par lui-même, par ce que l'Empire lui a fait faire, parce que l'Empire a fait de lui ? George Orwell a ses côtés obscurs, ses zones d'ombres, ses faiblesses, sa maladresse, avec les femmes, surtout, et même l'image qu'on se fait de son engagement dans la guerre d'Espagne est plus romantique que ce qu'il en décrit lui-même. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, trouver un guide, mieux, un chemin à suivre dans la biographie de George Orwell.

Mais toute la force de Stéphane Maltère, est que moins Orwell est montré sous un jour sympathique, et plus on l'aime. Parce qu'Orwell ne triche pas. Il n'essaie pas de se faire aimer, il essaie de penser conjointement la gauche et la liberté, la littérature et l'action, l'engagement et la lucidité. S'il montre un chemin, c'est celui de l'honnête homme, qui a le courage de penser contre son camp. La légende dorée ne cache pas seulement les ombres de George Orwell, elle cache surtout le mal qu'on lui a fait. On se paye en idolâtrie l'aveuglement qu'on a eu vis à vis du communisme, on célébrant 1984, pour oublier qu'avant, La ferme des animaux avait été refusée partout. Il finit d'écrire 1984 en 49, et il meurt en 1950. J'enrage, de voir tous ces artistes sensibles, qui se battent toute une vie pour écrire, pour vivre et écrire, et qu'on rembourse après leur mort par une acclamation un peu grégaire, bruyante mais étroite. Orwell, comme Camus, est un de ces grands hommes qui disent ce qu'il faut dire, qu'on déteste pour ça, puis, quand cela ne sert plus à grand-chose, qu'on adore pour ça.

On pourrait reprocher à Stéphane Maltère une sobriété presque morne, mais il me semble qu'il s'agit avant tout, pour lui, de s'effacer devant George Orwell. Et la biographie qu'il lui offre, disponible chez Folio, lui ressemble, droite jusqu'à l'intransigeance.


Pour l'audio, il est ici. Et je ne me suis pas foulé car j'ai encore pris Royskop comme fond sonore. 


TL;DR : Orwell, un type sincère, raconté sans chichi par Stéphane Maltere.



mardi 22 mars 2016

Ce qui est écrit change à chaque instant.

Avec Ce qui est écrit change à chaque instant, le Castor Astral fête les 101 poètes publiés au cours de ses 40 années d'existence. 

Le Castor se penche sur ces quarante années comme pour donner raison à Franck Venaille dont on peut lire dans ce recueil : « J'étais cet homme qui revenait sur ses pas. J'avais moins peur ! Je pouvais pénétrer dans la forêt de mimosas et regarder avril en face. » 

La poésie, au Castor Astral, c'est une poésie d'après les rimes, d'après les formes habituelles, une poésie qui cherche à s'approcher de nous à s'imiscer dans la vie quotidienne, pour une petite danse de tous les jours comme celle que propose Ariane Dreyfus. 


Parfois, je te demande seulement de danser. 
Que nous dansions 
piétinant tendrement. 
Petits, les enfants s'approcheraient
La danse si discrète sans être nus
C'est une braise adoucie, 
Les vêtements des amants.

C'est aussi une poésie de combat, brute, avec des phrases comme celle que Lance Daniel Biga : 

Les chants désespérés sont les chants les plu beaux... disait l'autre connard et c'est du désespoir qu'on tire la plus belle bière...

C'est une poésie qui a les deux pieds dans le réel, et qui pourtant tend le cou pour nous voir d'au-dessus, sans nous regarder de haut, c'est Renaud Ego qui écrit : 

Noeuds routiers parkings vagues sur un reste de vert
les splendides villes sont devenues obèses
Le suint de l'époque y déborde partout
bibelots gadgets vêtements victuailles
que des yeux lapent et que d'autres yeux surveillent.

En quarante ans, la poésie en a pris plein la gueule, dans toutes les directions. Les aphorismes goguenard de Frederic Lasaygues :

Il y aura toujours des marchands de chaussures trop petites pour vous persuader qu'elles se feront à votre pied
Ne les croyez pas
Les marchands d'idées toutes faites procèdent de la même manière

Parfois une poésie qui regarde là où ça fait mal, vers l'absence, quand Kirmen Uribe écrit : 
Tu aimais le risque
De l'avis de certains, une enfance difficile
 aurait définitivement gravé des ruisseaux taris dans les paumes de tes mains,
d'où cette tendance à t'approcher de la marge, de l'abîme

Et parfois, une poésie qui réconcilie avec Miriam Van Hee :

Ce qui console n'est pas la lumière
l'important, c'est qu'elle change
disparaît et revient

d'où que vienne le chagrin.

Ce qui est écrit change à chaque instant, c'est une anthologie, une suite de portes entreouvertes, dans l'ordre alphabétique des noms d'auteurs qu'on aura envie d'aller voir ou nonOlive Senior, Ossang, Jean-Yves Reuzeau. Ou de Charles Juliet, dont je ne peut citer une ligne car je soufrirais trop d'avori coupé son poème où aller que faire. 

La poésie se relit, bien mieux que ne se relisent les romans, trop lourds pour les vies nomades. On peut la relire souvent, par fragments, il suffit de quelques minutes, et on se rend compte que ce qui est écrit change à chaque instant, selon la phrase de Transtromer qui sert de titre à ce petit livre dense. Ce qui est écrit change, parce qu'on a bougé, parce qu'on ne lit plus du même endroit de nos vies, parce qu'on ne cesse de chercher, d'un poème à l'autre, d'un auteur à l'autre, d'une vie à l'autre, parfois, parce qu'on a plusieurs vies quand on cherche la beauté comme des chasseurs cueilleurs, au gré de nos saisons, qu'on appelle des âges. On peut refermer Ce qui est écrit change à chaque instant, Au castor Astral, et garder en mémoire cette phrase 

Les sédentaires cherchent en vain les portes de désert. 




Ce qui est écrit change à chaque instant
40 ans d'édition / 101 Poètes
Le Castor Astral
12 € (12 € putain, c'est rien pour 40 ans de poésie)

lundi 22 février 2016

La marquise, George Sand, Folio

La marquise est un texte court de George Sand, publié dans la collection classiques de Folio, et, contre toute attente, cette marquise m'a chamboulé. 

Lorsqu'on la découvre, pourtant, au début de cette nouvelle, c'est une vieille femme fade, dont la beauté, désormais fanée, l'a privée de la nécessité de développer l'esprit vif et moqueur, le cynisme élégant que le narrateur attend de cette noblesse déjà en passe de disparaître. Cette vieille femme dont l'amant vient de mourir, il l'écoute avec ennui, avec même un peu de condescendance. Et c'est peut-être pour cela qu'elle s'ouvre à lui et lui raconte son histoire. Mais c'est la voix de George Sand qu'on entend. Sans l'acuité de son écriture on ne lirait que la vie d'une jeune fille mariée trop tôt, veuve trop vite, et qui, dégoûtée des hommes, de leur vulgarité, guérie par eux de cette maladie qu'on appelle le désir se contente d'une vie où la vertu, quand elle est soumise à si peu de tentations, se confond avec l'ennui. 

Alors, la force de George Sand c'est de nous émouvoir avec un personnage antipathique. Si sa marquise avait été charmante, l'identification aurait joué à plein, et on serait passé à côté de l'essentiel : la vulnérabilité de la femme, fut-elle marquise dans une société régie par les hommes, par leur volonté, leur désir. Elle ne parvient à garder un semblant d'indépendance qu'en devenant la maîtresse d'un homme gentil et grossier, qui l'aime avec la sincérité stupide de celui qui ne voit que la beauté, qui n'aime jamais plus loin qu'il ne désire. Il y a une pudeur immense dans la façon dont George Sand décrit le dégoût domestique d'une femme tenue de consommer une union qui ne la comble sur aucun plan. 

Et pourtant, cette femme froide, belle et hautaine succombe elle aussi à l'amour, une fois, une seule, et encore, sans jamais lui céder, puisque la passion qu'elle entretient avec un comédien reste jusqu'au bout platonique. Et même, presque platonicienne, car elle ne veut voir en Lelio, son comédien, que l'idée qu'elle s'en fait, plutôt que l'homme qu'elle découvre derrière l'acteur, plus vieux, plus fatigué, plus vulgaire. Alors, comme si George Sand croyait elle-même à la puissance d'une vertu constante, on voit Lelio jouer un rôle, inédit, pour lui, celui de l'homme que la marquise veut voir, celui de l'homme qu'il veut être pour elle, celui de l'homme qu'elle a attendu toute sa vie : l'amoureux béat et transi. 

On retrouve chez George Sand ce grand-écart du féminisme actuel, entre la revendication farouche d'une indépendance légitime et la difficulté d'abandonner tout à fait les rêves de prince charmant, d'amours éthérés. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, ne pas y voir un travers symétrique au machisme patriarcal, c'est à dire une incapacité complémentaire à voir les gens de l'autre sexe comme des personnes à part entière, une façon de les voir toujours comme les moyens de la réalisation d'un modèle, ou d'un rêve, et même s'il est beau, même s'il est louable, faire de l'autre  la pièce d'un puzzle qui dessine une idée, qui parle à l'esprit au lieu de s'adresser à l'âme. C'est toujours voir l'autre comme un moyen au lieu de le voir comme une fin, ce qui est une définition feutrée de la violence. 

C'est toute cette complexité de sentiments, décrite dans une langue pourtant apparemment précise, apparemment détachée, à travers une histoire au romantisme apparemment un peu banal, qui fait que cette Marquise, de George Sand, disponible en Folioplus Classiques est, bien plus qu'un roman de comédien, quoi qu'en dise le dossier un peu scolaire qui l'accompagne, un des textes les plus profondément féministes qu'il m'ait été donné de lire.

Pour l'audio, disponible ici, j'ai fait preuve d'une absence totale d'originalité en associant George Sand et Chopin. 


lundi 18 janvier 2016

Epictète. Du contentement intérieur.

Du contentement intérieur  vient de sortir. Bon, disons que l'édition originale, c'est à dire la transcription de ces propos d'Epictète par son disciple Flavius Arrianus date d'un peu moins de deux mille ans, mais ces extraits sur le contentement intérieur viennent de paraître dans la collection sagesses de Folio. 

C'est une jolie collection de livres accessibles,  textes courts, ou extraits sélectionnés d'après une thématique, et dont la couverture mate est à chaque fois très soignée. 

L'enseignement d'Epictète est simple : si tu ne fais pas la distinction entre ce qui dépend de toi et ce qui ne dépend pas de toi, tu seras malheureux. La raison, qui chez lui revêt un caractère divin, consiste à se détacher de ce qui ne dépend pas de soi, à ne pas s'en plaindre, et même, dans une certaine mesure, à ne pas s'en réjouir trop lorsque c'est favorable et à ne se sentir responsable que de ce qui dépend de soi, c'est à dire très peu de choses, assez peu pour qu'on en soit alors pleinement responsable. Il s'agit principalement des représentations qu'on se fait, de nos réactions, de nos opinions. 
« Par exemple, que signifie le fait d'être injurié ? Prends une pierre et injurie là. Quel effet produiras-tu ? Eh bien ! Si on écoute comme une pierre, quel avantage pour l'insulteur ? »

On retrouvera près de deux mille an plus tard ce principe chez Stephen Covey, qui incite à se concentrer sur son cercle d'influence plutôt que de se laisser entraîner dans celui de ses préoccupations, qui sont si nombreuses et sur lesquelle son n'a aucun pouvoir. 

Il est d'ailleurs amusant de constater que la forme du livre d'Epictète préfigure la structure des livres de développement personnel actuels. D'abord, il expose le principe du contentement intérieur. Puis, il donne des exemples de personnages célèbres. Socrate, Ulysse. Quitte à ne garder que ce qui sert son propos, et traiter Homère d'affabulateur pour tout le reste. Enfin, il force l'identification en donnant des exemples de personnes comme vous et moi, en tous cas comme Flavius Arrianus et lui, mais qui suivent ses préceptes. Epictète est précurseur, pédagogue, irritant. 

On aurait aimé, aussi, enfin, j'aurais aimé, qu'il n'ait pas recours à la caricature, à l'ironie, vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas sa philosophie, au premier rang desquels les épicuriens, dont il distord le message pour le moquer, l'invalider. Le raisonnement est un peu binaire : le contentement intérieur ou le plaisir débridé, le stoïcisme ou se conduire comme des pourceaux. 

Mais cette intransigeance fait partie de l'intégrité du personnage. Esclave d'un affranchi, affranchi à son tour, puis contraint à l'exil, il sait de quoi il parle quand il dit : « La vie de chacun est un combat. Et un combat long, aux péripéties variées. » On sent dans cette philosophie, qui invite à ne pas pleurer l'ami qui s'en va, à ne pas pleurer quand on est éloigné de son fils, ou calomnié ou devenu pauvre, une philosophie de survie, de réaction face à la souffrance, une philosophie ataraxique, calme et tranquille, calme et tranquille qui ne passe par-dessus aucun bord, une philosophie apollinienne et jamais dionysiaque,  une philosophie qui dit qu'il vaut mieux tirer sa révérence que de perdre la face, une philosophie presque trop sage, une sagesse presque trop philosophique. On ne pleurera pas si on pratique le contentement intérieur d'Epictète, paru il y a deux mille ans mais toujours disponible chez Foli oSagesses, on ne pleurera pas, mais on risque de ne pas se marrer beaucoup non plus. 

samedi 9 janvier 2016

Les éditions Marcel Le Poney

Alain Jouffroy est mort. Il y a quelques années, j'aurais demandé… Qui ? 

Mais en 2009, Les éditions Marcel Le Poney avaient sorti un livre d'entretiens d'Alain Jouffroy avec Kristell Loquet et Jean-Luc Parant, qui s'intitulait Un jeu d'enfants. 
C'était un livre très spécial. Il s'ouvrait sur un entretien que les intervieweurs n'avaient pas préparé, ils semblaient s'en vanter, après être en plus arrivés en retard. Ils restaient là, à poser le moins de questions possibles, j'avais envie de les gifler en lisant, je les trouvaient impolis vis à vis de Jouffroy, et ça donnait pourtant un livre intéressant. Alain Jouffroy est mort, mais les éditions Marcel Le poney sont encore vivantes, et ont sorti l'année dernière un autre livre d'entretien, avec Louis Pons. J

e voulais le chroniquer bien, et la peur de mal faire m'a paralysé. Et puis Alain Jouffroy est mort, et quitte à parler des éditions Marcel Le Poney, c'est l'occasion de parler aussi de ce livre d'entretien 
« Au précis, l'imprécis se mêle ».  C'est plus accueillant, moins sec qu'Un jeu d'enfants. Sans doute parce que Jouffroy est un poète, un écrivain, un critique d'art, et que Louis Pons est un dessinateur, un sculpteur, et que cela permet une iconographie plus attrayante. Mais c'est aussi parce que Kristell Loquet a changé. Il y a plus de
simplicité dans l'entretien, Kristell Loquet pose des questions, nourrit l'échange, approfondit les réponses. Le livre est complété par un cahier hors texte de photographies de l'atelier de l'artiste. Il ne me semble pas que Kristell Loquet ait essayé de faire de belles photos, mais plus de nous montrer de façon documentaire l'atelier de l'artiste. Et c'est la profusion. Comme les dessins de Louis Pons, constitués de milliers de traits, de coups de griffes qui font des fragiles silhouettes, parfois frêles souvent un peu sinistres. Il y a plus encore de poésie dans les sculptures faites de collages d'objet de récupérations. Un peu comme l'entretien, fait de collages de questions réponses sans volonté imposée. C'est cela, la méthode de Kristell Loquet cueilleuse de parole, une méthode qui s'affine au fil des parutions des Editions Marcel Le Poney. Faire des entretiens sans
J'ai toute la collec !
garantie. Pas de point de vue préalable, même si cela prive de l'assurance d'obtenir un livre qui se tient bien, poli. Au poli elle préfère le poil, parfois le poil dans la main, d'autres le poil à gratter, ses livres d'entretiens sont touffus, drus, ébouriffés mais beaux comme des coeurs. 


Quant à Kristell Loquet éditrice, elle met toujours un soin incroyable sur la réalisation de l'objet livre. Pour moi qui suis un anarchiste du livre de poche, qui corne, plie, sousligne anote, ses livres sont une tortures, car ils sont trop beaux pour que je les maltraite.
En cette période de début d'année, on a les Noël en retard, les cadeaux aux gens un peu moins proches, et les livres d'entretien de Marcel Le Poney, Jouffroy, Pons, Butor, Vlaminck,  sont des cadeaux qui permettent de découvrir des artistes d'une page de notre histoire que la mort d'Alain Jouffroy ne fait que commencer à tourner. 



Bonus : 
-Fais une tête de monstre et fais les tous tomber
- OK !

lundi 14 décembre 2015

Il faut lire La Nuit, d'Elie Wiesel.

Il faut lire La nuit, d'Elie Wiesel. On le trouve en poche dans la collection Double des éditions de minuit. On le trouve en livre audio dans la collection Écoutez lire de Gallimard, plutôt bien lu par Guila Clara Kessous. 

Elie est un adolescent juif né à la fin des années vingt. Sa foi est le point de convergence de son intelligence, de sa sensibilité et de sa fidélité à la tradition dont il est issu. Et les trois, l'intelligence, la sensibilité, la fidélité, seront autant d'amplificateurs de l'horreur qu'il décrit. Il faut lire le récit de cette horreur, avant tout parce qu'il est lisible. Le génie littéraire d'Elie Wiesel produit un témoignage assez précis pour nous faire effleurer, seulement effleurer, l'horreur absolue. L'horreur d'une extermination organisée par un appareil d'état. Mais la précision du récit est rendue supportable par l'écriture qui porte ce témoignage. L'écriture nous soutient dans l'exercice d'acceptation nécessaire. Parce que le risque du témoignage brut, c'est que l'horreur soit telle qu'on ne puisse aller au bout du récit. Le risque c'est que devant une horreur impossible à accepter le lecteur se dise, non, ce n'est pas possible, non, cela ne me concerne pas, non je n'y crois pas. Il y a parmi les révisionnistes, des gens qui ne peuvent simplement pas vivre, continuer à vivre, avec la conscience de ce que l'humanité a pu faire. Pas une humanité lointaine et différente de nous, mais l'humanité d'une société occidentale moderne, évoluée, capable de poésie, de science, notre humanité. 
Elie Wiesel nous guide à travers la nuit et nous cherchons sa main comme lui cherche celle de son père. Les sélections se succèdent, et Elie n'a pas seulement peur de mourir, il a peur de vivre et que son père soit poussé dans la mauvaise file. Car les juifs savent,  on leur a montré la cheminée, la lueur, la flamme, les chambres. Le témoignage, bien qu'écrit dix ans après la libération des camps, relate ces choses avec le caractère implacable du quotidien, la description sans fard de la chose vue, la sagacité d'un adolescent figée à jamais par le choc. Wiesel n'insiste jamais sur la souffrance, il suffit d'un détail pour qu'on la ressente, et qu'on ait envie de prendre tous ces gens dans ses bras, même si c'est idiot. La libération si proche nous fait espérer tout du long, alors que nous savons, oui, le père d'Elie Wiesel est mort là-bas, nous savons, aussi, par la quatrième de couverture qu'Elie Wiesel ne pourra se pardonner de ne pas l'avoir accompagné plus humainement. 

Alors il faut lire La nuit, d'Elie Wiesel, égoïstement, parce que le récit de celui qui a tout perdu donne
de la valeur a tout ce que nous avons. Chaque page nous hurle que nos vies, nos petites vies qui nous semblent sans intérêt sont des rivières de lait et de miel. Chaque page nous montre du doigt ceux qu'on aime : vite, les aimer,  les aimer bien, le pire peut arriver. Au fond du fond le pire c'est lorsque le manque de pain empêche de continuer à aimer les siens. Alors c'est idiot, et nous sommes ainsi fait que ça ne dure pas, mais pendant toute la lecture du livre, chaque repas me semblait luxueux, vraiment, et je profitais de la chaleur des douches que je prenais. Nous vivons, du moins la plupart d'entre nous, dans un luxe relatif que nous ne mesurons plus. Il faut lire La nuit, d'Elie Wiesel, comme des égoïstes, pour voir à nouveau le luxe de nos vies. Il faut lire La nuit, d'Elie Wiesel, avec générosité aussi, pour se rappeler que l'humanité ne peut s'offrir le luxe de choisir parmi elle des boucs-émissaires, juifs, roms, pédés, qu'il faut faire l'effort, pénible, parce que sans cesse recommencé de chercher des solutions, pour ne pas croire à nouveau en une solution finale. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, me dire que tout ça est derrière nous, mais lorsque les temps son durs, lorsque les hommes ont peur, il faut relire la Nuit, d'Elie Wiesel, que ce soit en poche, chez Minuit ou en Audiobook dans la collection Écoutez Lire chez Gallimard.



L'audio sera mis en ligne dès que j'aurais eu le temps de le faire.