Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

lundi 8 décembre 2014

Saute le temps, de Roger Rudigoz, chez Finitudes

Les éditions Finitude publient Saute le temps. Le journal de Roger Rudigoz entre le 1er janvier 1960 et le 25 juin 1961. Saute le temps. C'est de ça qu'il s'agit, tromper le temps, tromper la vie, le quotidien, le porte-monnaie vide. Pour écrire. Sauter le temps de la journée passée chez un imprimeur, dans un labo de photographie, dans une petite manufacture, et arriver devant son bureau pour écrire. Mais pourquoi donc ? Qui se souvient de Roger Rudigoz ? Je n'avais jamais entendu parler de Roger Rudigoz. Des mythes auto-glorificateurs de Malraux, oui, des mensonges de la légende dorée sartrienne aussi, mais de celui qui écrit : " Les prophètes sont bien avancés quand leurs prédictions se réalisent : on les voit dans le même pétrin que les autres ; personne ne se souvient qu'ils l'ont annoncé et ils n'ont eu que le déplaisir d'en souffrir d'avance". Non. Jamais entendu parler de lui. 

Et pourtant, Saute le temps est le quotidien cru et impitoyable d'un écrivain sensible. Rudigoz voit, sent, comprend ce que les autres sont incapable même d'imaginer. Et il me semble que personne ne comprend l'écriture comme lui : " Ecrire ! Ecrire ! Je suis un déchu, un vaincu, un maudit. Tout ce que je fais se retourne contre moi. Tous les objets me sautent dessus. Mais quand j'écris, je me réhabilite, je me sauve, je suis de nouveau un homme pareil à tous les hommes. 
Pourtant, les hommes me méprisent parce que j'écris..."

La quatrième de couverture dresse un parallèle avec Céline, et laisse penser à un pamphlet aigre, mais entre les pages Rudigoz écrit : " Ce qu'il y a de difficile, c'est de continuer la lutte pour améliorer la société, sans devenir méchant. Difficile et compliqué. Voir tous les défauts des hommes, rester lucide jusqu'au bout, ne pas fermer les yeux sur les injustices, ne jamais se laisser piper, et garder pourtant une certaine naïveté, l'espérance, la joie aussi... Manier l'ironie, la critique, mais ne pas faire sauter le laboratoire avec l'appartement des voisins. Très compliqué. Aussi difficile que de Faire son salut, comme disaient nos parents."

Mais il faut que je cesse de citer : j'ai corné une page sur deux, les fulgurances sont partout. Sur la guerre d'Algérie, le gaullisme, la gauche, et ses amis de gauche qui le traitent de fascistes, et ses amis de droite qui le traitent d'homme de gauche. Et sur l'écriture. Rudigoz se rase le crâne... sur un coup de tête. Et sa sœur s'inquiète de ce qu'il ne pourra chercher de travail, alors qu'il ne pense qu'à écrire. " Le problème du bien et du mal est simple pour un écrivain : tous ceux qui d'une manière ou d'une autre l'empêchent d'écrire sont ses ennemis, et les ennemis du genre humain, et dans la plupart des cas, c'est vrai !". 

Il écrit le premier tome de sa série historique en un mois. Un mois pour le premier jet ! Après avoir longtemps ruminé l'histoire reconstituée de son dragon d'aïeul. Et il écrit encore, ensuite, malgré le travail, la famille, la corrosion du quotidien. 
"J'ai repris la machine. Impossible. Trop Fatigué. Caca, pipi, manger, dormir. Fini. Juillard. Juillard ! Feu ! 
La possibilité d'écrire m'est enlevée, mais le goût d'écrire reste aussi vif, et même plus vif..."

Souvent il le conspue, son éditeur, trop radin pour lui permettre de vivre de sa plume. Peut-être est-il un peu aveugle sur ce point. Combien d'écrivains vivent de ce qu'ils écrivent ? Ou plutôt, combien de bons écrivains ? Que rapporte la bonne littérature ? Proust en meurt, qui en vit ? À moins que ? Je me dis que l'auteur de Saute le temps n'a pas pu écrire de mauvais romans, mais je n'en ai lu aucun ! J'ai un peu peur, d'ailleurs, d'être déçu, comme j'ai été déçu de lire les romans de Chklovski après que "Technique du métier d'écrivain" a changé ma vie à jamais. Mais il faudra bien y venir, confronter le diariste à son œuvre de romancier. Et c'est une épreuve dont je ne pourrai sortir gagnant. Si les romans sont mauvais, la déception sera terrible. S'ils sont bons, il faudra vivre entre le marteau et l'enclume. Là, à chercher du travail. Mais comme la peur de la faim a remplacé la faim véritable, à cette peur s'ajoute la honte. Celle de ne pas être plus courageux, de me plaindre, celle d'avoir besoin de tant dormir, alors qu'on est si insomniaque. On aurait aimé, enfin j'aurais aimé, pouvoir écrire toute la nuit, puis me lever et partir au travail, ou au moins partir en chercher un, bref, gagner sa vie le jour, et la vivre la nuit, c'est à dire l'écrire. Mais pour quelle récompense ? Rudigoz se dit "mécontent, sans diplôme, sans situation, sans ressources, sans convictions, sans honte, sans haine depuis peu." 

Six cents livres à la rentrée littéraire de septembre. En janvier ? Le Poisson pourrit par la tête sera noyé parmi quatre ou cinq cents autres. Alors pourquoi continuer à être trop nombreux à écrire trop ? Parce que de la masse, du nombre, peut sortir un Rudigoz, comme une pépite qu'on ne sait pas encore distinguer de sa gangue de boue. Ecrire parce que personne ne sait quel livre a su emprisonner son époque comme un insecte dans l'ambre des mots, et la protéger du temps, la livrer comme un bijou émouvant et précieux aux hommes et aux femmes sensibles qui les suivront, un témoignage qui Saute le temps, comme le fait ce journal de Roger Rudigoz, disponible chez Finitude. Il paraît même que le tome 2 est paru, mais qui a le temps d'acheter les bons livres qu'il doit lire ? 




1 commentaire:

  1. Aarg, il aurait fallu parler des souvenirs d'enfance, de son père, il aurait fallu parler de ses pétages de plombs, de ses départs en train, mais il n'y a pas une ligne de ce livre qui m'ait paru inutile, alors comment condenser tout ça en une chronique écrite trop vite ?

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