Ce que j'ai pensé de
Tombé Hors du Temps de David Grossman, paru aux éditions du Seuil.
Quand j'étais plus
jeune, j'étais obsédé par l'idée de passer à côté d'un grand
auteur. Je voyais tout ce qu'il fallait lire tout ce qui avait été
écrit, tout ce qu'on écrivait, tout ce qu'il
faudrait lire. Très vite, j'ai fait le choix de lire tout
Camus mais de survoler Sartres, de lire Balzac en entier mais de me
contenter de l’assommoir. Puis je fus
pris d'un vertige immense en réalisant que la littérature était
mondiale et j'ai tenté de lire tout Dostoievski, jusqu'à
l'indigestion. On aurait voulu, enfin j'aurais voulu tout lire pour
pouvoir enfin choisir quoi relire. Mais je n'étais pas assez fauché
pour découvrir un critère terriblement prosaïque qui permet de
savoir qu'on est en face d'un auteur qui nous transporte, d'un auteur
qui nous aide à vivre et qui nourrit notre âme. En lisant « Tombé
hors du temps » de David Grossman, je me suis dit qu'il était
incroyablement dommage que l'état actuel de mes finances ne me
permette pas d'acheter l'intégrale de son œuvre traduite et de la
lire d'une traite, caché dans une chambre, ou assis sur un banc,
près d'un lac ou face à l'océan.
Pourtant, Tombé hors du
temps, paru aux éditions du Seuil, a tout pour effrayer. David
Grossman y reprend le thème de son précédent roman : la perte
d'un enfant. Mais dans « Une femme fuyant l'annonce » il
retraçait la vie de l'enfant pour lequel on tremble, la vie de ses
parents, la vie comme force de lien entre eux et lui. Et la perte de
l'enfant était là comme une menace, comme la fin tant redoutée
vers laquelle le roman et l'héroïne semblaient se précipiter en
espérant la fuir.
Ici, la perte de l'enfant
est le début de toute chose. Elle est cette lumière noire qu'il est
impossible de regarder en face. La forme du livre également aurait
dû m'en rendre la lecture pénible. Depuis mes indigestions
romantiques, je n'aime plus la poésie, celle qui essaie de faire
passer les couchers de soleil pour des aurores boréales et le spleen
du désœuvrement pour la plus profonde douleur humaine. En lisant
« Tombé hors du temps »,
pourtant, je me suis rappelé ce que la poésie était la seule à
pouvoir faire : exprimer l'indicible. La perte de l'enfant est
cette douleur indicible, cette mort à l'envers, cette entorse à
l'ordre des choses. Et quand cette perte insondable affecte une
population entière on ressent une force absurde que ni le roman ni
l'essai ne pouvaient attaquer de front. Une femme fuyant l'annonce
décrivait les paysages de Palestine avec tendresse, et les lumières,
les arbres et les chemins adoucissaient la folie de cette mère à la
porte du deuil. Mais ici Grossman ouvre la porte en grand et ne parle
plus que de ça, plus que de l'infaisable
deuil. Plus d'Israël, plus de conflit, sinon entre ceux qui refusent
de penser à leurs enfants dans un néant
inconcevable et ceux qui ne peuvent vivre dans un ici et maintenant
qui exclurait un au-delà où leurs enfants partis puissent continuer
à être, à vivre quelque chose, même s'il s'agit d'une longue mort
sans eux.
On pense au joueur de
flûte en voyant ce père marcheur, qui entraîne tous les esclaves
de leur deuil face à cette muraille qui sépare les deux mondes. On
pense à Beckett dans le maniement de la langue contre l'absurdité
de l'existence. On pense à l'auteur, tel qu'il se décrit en
centaure fusionné à son bureau d'écrivain,
et au travail de titan qu'a dû lui demander le livre.
Je l'ai relu trois fois,
ce livre, sans jamais pouvoir retenir mes larmes. Il n'y a pourtant
aucun dolorisme, aucune martyrologie dans cet ouvrage inclassable, et
lorsqu'on le referme, la gratitude l'emporte sur la peine qu'on a cru
un instant entrevoir, un instant partager avec ces parents amputés
de leur descendance. Mon fils n'est pas mort, et c'est fort de cette
chance revivifiée que je trouve la force d'affronter les difficultés
de l'existence. C'est à cela que devrait servir la littérature,
c'est à cela que nous aide celle de David Grossman. Oui, les mots,
les livres nous aident à affronter la mort, nous aident à affronter
la vie.
C'était une chronique de l'émission Wake-Up Call.
L'audio est disponible à l'adresse suivante :
https://soundcloud.com/mgoussu-michel/wuc-matthieu-2013-04-21
TL ; DR : La poésie est la seule voie possible pour parler de l'indicible : la mort d'un enfant. Entre tragédie antique,poème lyrique et récit déchirant, un livre fou, original et bouleversant.
TL ; DR : La poésie est la seule voie possible pour parler de l'indicible : la mort d'un enfant. Entre tragédie antique,poème lyrique et récit déchirant, un livre fou, original et bouleversant.
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