Ce que j'ai pensé de

Ce que j'ai pensé de
Des bouquins, et pas de place pour les ranger

mardi 23 avril 2013

Tombé hors du temps, de David Grossman, aux éditions du Seuil.


Ce que j'ai pensé de Tombé Hors du Temps de David Grossman, paru aux éditions du Seuil.

Quand j'étais plus jeune, j'étais obsédé par l'idée de passer à côté d'un grand auteur. Je voyais tout ce qu'il fallait lire tout ce qui avait été écrit, tout ce qu'on écrivait, tout ce qu'il faudrait lire. Très vite, j'ai fait le choix de lire tout Camus mais de survoler Sartres, de lire Balzac en entier mais de me contenter de l’assommoir. Puis je fus pris d'un vertige immense en réalisant que la littérature était mondiale et j'ai tenté de lire tout Dostoievski, jusqu'à l'indigestion. On aurait voulu, enfin j'aurais voulu tout lire pour pouvoir enfin choisir quoi relire. Mais je n'étais pas assez fauché pour découvrir un critère terriblement prosaïque qui permet de savoir qu'on est en face d'un auteur qui nous transporte, d'un auteur qui nous aide à vivre et qui nourrit notre âme. En lisant « Tombé hors du temps » de David Grossman, je me suis dit qu'il était incroyablement dommage que l'état actuel de mes finances ne me permette pas d'acheter l'intégrale de son œuvre traduite et de la lire d'une traite, caché dans une chambre, ou assis sur un banc, près d'un lac ou face à l'océan.

Pourtant, Tombé hors du temps, paru aux éditions du Seuil, a tout pour effrayer. David Grossman y reprend le thème de son précédent roman : la perte d'un enfant. Mais dans « Une femme fuyant l'annonce » il retraçait la vie de l'enfant pour lequel on tremble, la vie de ses parents, la vie comme force de lien entre eux et lui. Et la perte de l'enfant était là comme une menace, comme la fin tant redoutée vers laquelle le roman et l'héroïne semblaient se précipiter en espérant la fuir.

Ici, la perte de l'enfant est le début de toute chose. Elle est cette lumière noire qu'il est impossible de regarder en face. La forme du livre également aurait dû m'en rendre la lecture pénible. Depuis mes indigestions romantiques, je n'aime plus la poésie, celle qui essaie de faire passer les couchers de soleil pour des aurores boréales et le spleen du désœuvrement pour la plus profonde douleur humaine. En lisant « Tombé hors du temps », pourtant, je me suis rappelé ce que la poésie était la seule à pouvoir faire : exprimer l'indicible. La perte de l'enfant est cette douleur indicible, cette mort à l'envers, cette entorse à l'ordre des choses. Et quand cette perte insondable affecte une population entière on ressent une force absurde que ni le roman ni l'essai ne pouvaient attaquer de front. Une femme fuyant l'annonce décrivait les paysages de Palestine avec tendresse, et les lumières, les arbres et les chemins adoucissaient la folie de cette mère à la porte du deuil. Mais ici Grossman ouvre la porte en grand et ne parle plus que de ça, plus que de l'infaisable deuil. Plus d'Israël, plus de conflit, sinon entre ceux qui refusent de penser à leurs enfants dans un néant inconcevable et ceux qui ne peuvent vivre dans un ici et maintenant qui exclurait un au-delà où leurs enfants partis puissent continuer à être, à vivre quelque chose, même s'il s'agit d'une longue mort sans eux.

On pense au joueur de flûte en voyant ce père marcheur, qui entraîne tous les esclaves de leur deuil face à cette muraille qui sépare les deux mondes. On pense à Beckett dans le maniement de la langue contre l'absurdité de l'existence. On pense à l'auteur, tel qu'il se décrit en centaure fusionné à son bureau d'écrivain, et au travail de titan qu'a dû lui demander le livre.

Je l'ai relu trois fois, ce livre, sans jamais pouvoir retenir mes larmes. Il n'y a pourtant aucun dolorisme, aucune martyrologie dans cet ouvrage inclassable, et lorsqu'on le referme, la gratitude l'emporte sur la peine qu'on a cru un instant entrevoir, un instant partager avec ces parents amputés de leur descendance. Mon fils n'est pas mort, et c'est fort de cette chance revivifiée que je trouve la force d'affronter les difficultés de l'existence. C'est à cela que devrait servir la littérature, c'est à cela que nous aide celle de David Grossman. Oui, les mots, les livres nous aident à affronter la mort, nous aident à affronter la vie.

C'était une chronique de l'émission Wake-Up Call.

L'audio est disponible à l'adresse suivante : 

https://soundcloud.com/mgoussu-michel/wuc-matthieu-2013-04-21 

TL ; DR : La poésie est la seule voie possible pour parler de l'indicible : la mort d'un enfant. Entre tragédie antique,poème lyrique et récit déchirant, un livre fou, original et bouleversant.

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