Je suis
assis dans le bus et j'écoute. "Tu sais, le Elle c'est un journal
féministe. Pourquoi tu dis le Elle ? On dit bien Le Monde,
pourquoi on dirait pas le Elle ?Ah ouais, super féministe les
photos retouchées de filles maigres. En plus y a que des belles
la-dedans."
Je me
maudis de ne pas avoir pris des boules Quies et j'ouvre Le goût âpre
des kakis de Zoyâ Pirzad aux éditions Le livre de Poche. J'ai à
peine le temps de me rappeler que j'aime le papier un petit peu
grossier de ces éditions audacieuses et pas trop chères et tout
disparaît. Le bus, l'espace, le temps, le Elle.
Leila et
Roya choisissent des tissus pour se faire coudre des robes. Quelques
mots, pas un de trop, et l'on a cerné les jeunes filles, leur
amitié, comment elles sont le miroir antisymétrique l'une de
l'autre. Et leurs fiancés. Et leur quotidien. L'Iran quotidien.
C'est idiot, mais jamais je ne m'étais dit qu'en Iran aussi un
camionneur pouvait dire « mon pote » à un jeune serveur
qu'il venait de prendre en stop. On ne dit pas mon pote quand on est
un élément de politique internationale. Mais là-bas aussi, des
hommes deviennent amis sans un mot parce qu'ils pêchent au même
endroit. Là-bas, comme ici, des jeunes dans des brasseries bondées,
prennent des poses de dandy idéalistes et désabusés. Et ce qui se
joue là-bas, comme ici, comme ailleurs, ce n'est pas le choc des
civilisations, c'est le rapport entre les générations, entre les
classes.
Mais
surtout, là-bas, comme ici, comme partout, ce qui se joue, c'est le
rapport entre les hommes et les femmes, ce rapport que Zoya Pirzad
montre avec un féminisme pragmatique, un féminisme de situation.
Pas besoin de théorie du genre, de rhétorique ronflante, il lui
suffit d'une phrase
« La
petite spécialiste de l'enregistrement des commandes a-t-elle changé
les serviettes de la salle de bain ? »
C'est dit
sans méchanceté volontaire, avec une tendresse condescendante
infiniment pire, et ça nous force à voir qu'il existe encore,
là-bas, comme ici, comme partout, des hommes pour qui la femme doit
rester à sa place, c'est à dire, surtout pas à la leur.
Mais Zoya
Pirzad est déjà passée à autre chose. Elle n'insiste pas, elle ne
théorise pas, pire, elle ne condamne même pas : elle décrit.
C'est la force de ce recueil de nouvelles : une musique vive,
légère et légèrement mélancolique, impitoyable mais
impitoyablement bienveillante. Elle renvoie dos à dos les jeunes
femmes dont le désir d'émancipation n'exclut pas un romantisme de
midinette, et les rouleurs de mécaniques qui tremblent encore devant
le désir des mères, des femmes, des filles.
Bien sûr,
on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que l'utilisation du
flash-back soit un peu moins systématique, ou que les fins des
nouvelles soient plus des chutes que des cuts, mais ce serait faire
la fine bouche car le bus s'arrête, les portes se ferment déjà et
c'était mon arrêt. J'entends à peine la lectrice du Elle expliquer
que « non mais trop pas, c'est aux mecs d'inviter les filles »
et je profite du temps de trajet supplémentaire pour finir le goût
âpre des kakis, la nouvelle qui donne son titre au délicat recueil
de Zoyâ Pirzad disponible au Livre de Poche.
La musique de la chronique audio, qu'on peut écouter ici, est de tomuks, dont on peut écouter d'autres morceaux là.
TL ; DR : des nouvelles de l'Iran d'aujourd'hui, d'hier. Le ton est parfois crû, parfois poétique, c'est très dépaysant, un livre parfait pour le lit : une nouvelle chaque soir, avant de dormir !
TL ; DR : des nouvelles de l'Iran d'aujourd'hui, d'hier. Le ton est parfois crû, parfois poétique, c'est très dépaysant, un livre parfait pour le lit : une nouvelle chaque soir, avant de dormir !
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