Ce que
j'ai pensé de Joseph Anton, de Salman Rushdie paru dans la
collection Feux croisés, chez Plon.
Je suis
étonné qu'on ait si peu parlé de Joseph Anton, l'autobiographie de
Salman Rushdie parue cette année chez Plon. C'est peut-être parce
que ce genre de livre est le calvaire du chroniqueur. Plus de 700
pages, parfois lourdes, pesantes, parfois même ennuyeuses, mais dont
il est impossible de sauter une seule tant ce livre est important,
majeur.
Joseph
Anton est le pseudonyme que Salman Rushdie se choisit lorsque
Khomeyni proclame une fatwa qui va l'obliger à vivre caché pendant
presque dix ans. Joseph, pour Conrad et Anton pour Tchekov. Pourtant,
l'auteur russe auquel fait penser ce livre est plus lourd, plus
poisseux, aussi cynique mais bien moins léger. Comme à la lecture
d'un Dostoievski on peine et on se dit : « laisse moi
tranquille, moi aussi j'ai des problèmes. » Mais comme à la
lecture d'un Dostoievski, on tourne les pages jusque tard dans la
nuit. Parce c'est vertigineux, d'un romanesque total et lesté de la
véracité du récit.
Les
quarante premières années de la vie de Salman Rushdie sont brossées
en à peine plus de cent pages. Il nous dévoile à demi-mots la
construction de son imaginaire : culture pop britannique et
tradition indienne millénaire. On y lit l'auteur des Versets
Sataniques se faire appeler India Man par des colocataires enfumés.
« La conversation est morte, mec ». La suite passe très
vite, le mariage, un enfant, le succès, le divorce.
Et la
condamnation à mort.
Non, la fatwa
de Khomeny est plus cruelle qu'une simple condamnation à mort. C'est
une condamnation à être tué, sans que jamais ne soit précisé qui
exécutera la sentence, ni quand, ni où. Une condamnation à être
tué peut-être.
L'horreur révèle la nature des gens et la fatwa se
mue en parabole, elle sépare le bon grain de l'ivraie, les lâches
des courageux, les hypocrites des amis sincères. C'est le paradoxe
de la vie de fuyard de Joseph Anton : reclus la plupart du
temps, il ne sort de chez lui que pour aller de soirées mondaines en
événements littéraires. Il finit par ne vivre de familiarité
domestique qu'avec les policiers chargés de sa protection.
Étrangement, l'agaçant name-dropping d'écrivains célèbres nous
rapproche de Rushdie qu'on suit comme un ami dans la foule. Il nous
rend ainsi proche de lui, sans pour autant se peindre sous un jour
sympathique. S'il s'était contenté de nous donner l'illusion de le
comprendre, la nostalgie de la dernière page serait supportable,
mais son absence de pitié pour le lecteur et son abondance de talent
nous inoculent l'illusion de le connaître. Alors on se demande
comment il ne devient pas fou quand des gens en tuent d'autre à
cause de son livre, un roman. Un roman écrit pour déchiffrer un peu
plus l'imaginaire humain, pour défricher un peu plus le territoire
toujours vierge de la littérature.
Il faut
ces sept cent pages pour montrer l'alternance délétère de périodes
de détente et de vociférations, réitérées par les islamistes de
Téhéran, du Cachemire ou de Trafalgar Square. Il faut ces sept-cent
pages pour laisser se développer, autour, les histoires d'amour, les
illusions, et le combat non seulement pour la vie mais pour
l'écriture. Car on n'écrit pas, ou mal, ou trop peu sous les
projecteurs et la protection policière, sous la pression politique
ou sous la paralysie de la peur. Alors, chaque jour, Salman Rushdie
tente de se débarrasser de Joseph Anton, et tente d'écrire.
Bien sûr,
le livre est parfois long, et on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé,
que le génie littéraire de Salman Rushdie soit toujours aussi
apparent que lorsqu'il raconte à quel reniement atroce le mène le
piège de son désir d'être aimé. Ce reniement duquel il se relève
en écrivant ce livre, est celui auquel notre société succombe,
peut-être à force de se contenter de livres faciles qu'on referme dans un soupir
de satisfaction : « Ah, j'ai lu un bon livre ». Non,
on referme Joseph Anton, l'autobiographie de Salman Rushdie, Paru
chez Feux croisés Plon en se disant : « Putain, je viens
de livre un grand livre. »
La chronique audio est disponible ici (sur un son d'Asian Dub Fondation).
TL ; DR : La biographie de Salman Rushdie, avec un focus particulier sur les longues années de Fatwa. Un livre parfois ardu, mais qu'il faut lire pour se rappeler la complexité, la diversité de l'âme humaine. Des lâches, des héros, des gens normaux. C'est beau. C'est parfois long, mais c'est beau.
TL ; DR : La biographie de Salman Rushdie, avec un focus particulier sur les longues années de Fatwa. Un livre parfois ardu, mais qu'il faut lire pour se rappeler la complexité, la diversité de l'âme humaine. Des lâches, des héros, des gens normaux. C'est beau. C'est parfois long, mais c'est beau.
J'ai acheté les "Versets sataniques" quand j'étais en Norvège en 1989, mais n'ai jamais pu le lire plus que les quelques premières pages avant de m'installer à Singapour. 27 ans après, je tombe sur "Joseph Anton" et c'était comme si je rencontre un ami de longue date. La lecture est beaucoup plus facile que le premier, mais j'admire le courage et la persévérance de l'auteur, ainsi que son génie.
RépondreSupprimer