Et pourtant. Chacun des épisodes décrits par Liliane Kerjan révèle la sensibilité de Capote. Pas une sensiblerie pastel, mais une sensibilité d'écorché, exacerbée par une soif de revanche qui donnera à l'écrivain le carburant pour travailler comme un acharné et se faire dans le monde une place qui compenserait l'enfance chaotique, qui ferait oublier le doute existentiel , le doute qui taraude un enfant dont les parents ne semblent l'aimer que par intermittence. Le père, moitié escroc, moitié aventurier, organise les haltes et les excursions des petites croisières fluviales qui vantent les charmes du Mississippi. Le petit Truman y participe parfois, il y croise Louis Armstrong, il y apprend à danser, à séduire.
Séduire, c'est ce que fait sa mère quand le père est absent, souvent, et qu'elle s'ennuie, midinette de vingt ans piégée trop tôt dans une vie de famille qui l'étouffe. Le petit Truman est mis en pension chez des tantes, et c'est là que la campagne du Sud sauvage l’imprégnera. Truman conjure la solitude en restituant les ambiances, il comprend, ou il décide, que l'écriture sera l'arme avec laquelle il se tracera un destin. Sa mère, elle, a trouvé le sien dans une aventure plus solide que les autres, avec un certain Joseph Garcia Capote. Truman, en prenant son nom, tuera sans remord apparent ce père qui n'a pas su prendre soin de lui.
On connaît mieux la suite. Joe Capote emmène sa conquête à New-York, et Truman finira par les y rejoindre. Truman s'y fraie un chemin avec ses armes favorites : le charme et l'écriture. Rapidement, ses romans charnels sur le sud lui apportent la reconnaissance. Mais il prend un tournant radical, celui qui mène à « De sang froid ». Deux marginaux ont exécuté une famille de fermiers. Capote remonte la piste, explore les âmes tourmentées des meurtriers, celle aussi de l'Amérique profonde, injuste. Il invente le récit véridique, retarde le livre jusqu'à l'épilogue : l'exécution des deux accusés. Ce n'est pas de la fiction, mais c'est le succès. Celui auquel Capote aspire tant : critique, médiatique, planétaire. Mais le réel brûle l'écrivain comme la bougie le papillon de nuit. Celui qui a obtenu tout ce dont il rêvait s'inspire de la phrase de Thérèse d'Avila pour entamer un dernier roman qu'il n'achèvera jamais : « Il y a plus de larmes versées sur les prières exaucées que sur celles qui ne le sont pas. » Ces prières exaucées, ce sont celles de ses amis riches et puissants, qu'il décrit avec minutie et sans pitié. A-t-il conscience de les trahir, d'abuser de leur confiance, de l'intimité dans laquelle il sait se glisser ? Sans doute. Mais l'écriture passe avant tout. Elle lui a tout offert. Elle lui reprendra tout. Capote est renvoyé à ce qu'il n'a jamais cessé d'être : un enfant du Sud, ambitieux, fragile, ambitieux parce que fragile. En refermant ce Truman Capote de Liliane Kerjan, chez Folio, on n'ose à peine prier, de peur d'être entendu, ou alors simplement pour demander la seule chose qui compte vraiment, au final : être heureux et entouré de ceux qu'on aime.
Pour la version audio, ici, j'ai découvert Mississippi Fred McDowell dont le morceau You gotta move sert de fonds sonore.
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