Je
n'avais pas envie de chroniquer le Fauteuil vert. D'abord parce que
ça me rapproche de la fin du cycle Rudigoz. Il me restera, ensuite,
à parler de sa série des Solassier, et des livres pour enfants,
mais je sais qu'une fois le Fauteuil vert chroniqué, on aura compris
toute la trajectoire. Ensuite, parce que le livre m'a mis mal à
l'aise. Un homme plus tout jeune passe ses journées assis dans un
fauteuil de jardin à guetter avec concupiscence les apparitions de
sa jeune voisine. On comprend dans les premières pages qu'il s'agira
du livre le plus fictionnel de Rudigoz. Après les dernières, on
espère que c'est bien le cas.. Le vert vire au glauque. On retrouve
l'impasse de la sensibilité nue qu'on avait entrevue dans les
infirmière d'Orange. L'impasse de la pureté. Parce qu'il est
impossible d'éviter le malaise à l'évocation des pensées
pédophiles du narrateur, impossible d'éviter le malaise des visions
incestueuses. Puis le malaise décroît parce qu'on cesse d'y croire.
Le Fauteuil Vert est en réalité le roman d'un adolescent. Ceux
qu'on écrit en collectant le maximum du glauque de la vie pour le
conjurer. Putains, charognes, désir sexuel.
L'impasse
d'une sensibilité qui veut toujours rester sauvage. La malédiction
de l'homme, c'est que la conscience le prive à tous jamais de la
sauvagerie. L'ours peut donner libre cours à sa sauvagerie. Il
dévore une brebis, la laisse les tripes à l'air, et son prochain
repas sera fait de myrtilles ou de miel sans qu'il en éprouve du
remords. Il prend une femelle parce qu'il est le plus fort, tue son
petit s'il le croise sur son chemin. L'ours est sauvage.
L'homme
est conscient. Il prend conscience de la vulnérabilité de l'agneau,
et de son besoin de le manger. Et plus l'homme est sensible, plus
l'horreur de sa condition le submerge. Il faut vivre. Pour
cela, tout ce qu'il nous faut faire ! Et tout ce en quoi ça
nous change! L'évolution, pour que nous puissions survivre dans
notre environnement, nous a dotés de tout ce qu'il faut. Sur quoi
nous n'avons pas prise. Pas de choix. L'environnement change, il faut
que l'évolution retienne un nouveau « ce qu'il faut. »
Il faut mourir. Pas de choix. Les enfants, eux, n'ont pas
encore pleine conscience qu'ils ont en eux toute l'horreur qu'il faut
pour survivre, et c'est cela que la sensibilité voit chez eux. Les
enfants n'ont pas encore le doigt dans l'engrenage, ce sont les
adultes qui sont gâtés comme des fruits pourris.
L'adolescence
est cette charnière atroce où l'on comprend qu'il faut travailler
pour survivre, que survivre se fait le plus souvent aux dépends des
autres, ce moment atroce où le désir sexuel nous retire toute
illusion de choix. Alors les poètes, les sensibles, essaient
d'habiller tout cela de beauté, et quand ils n'y arrivent pas, se
tournent vers le paradis perdu de l'enfance. La sortie du jardin
d'Eden, ce n'est pas la genèse, c'est l'adolescence. La crise
d'adolescence c'est l'enfant qui hurle : les charognes, la mort,
le désir sexuel, qu'est ce que c'est que toute cette saloperie ?
Le Fauteuil vert est le récit d'un adolescent de presque 70 ans,
encore effrayé par la méchanceté des hommes, et par l'horreur du
désir sexuel.
Mais
alors, l'impasse, comment en sort on ? L'adolescence, comment en
sort on ? En s'écrivant des mensonges bien clairs, bien
acceptables ? « Il est pourtant évident que dans la
vie, rien n'est jamais clair ni expliqué de quelque manière que ce
soit, et, s'ils n'écrivent pas la vie, ces besogneux, à quoi leurs
œuvres peuvent-elles bien servir ?Mais on les publie[…] Le
résultat ? Aucun changement dans l'humanité. Elle est toujours
là, bien méchante, bien féroce, bien sotte. »
Qui
parmi les gens qui ont mon âge peut affirmer qu'il n'en pensera pas
autant dans 30 ans ? Et vers qui se tourner puisque Rudigoz ne
sort pas du temps de l'impasse ? Camus, ce salopard, est mort
assez jeune pour éviter le désespoir.
Et
pourtant, c'est peut-être son père qui donne la clef : « Un
homme ça s'empêche, voilà ce qu'est un homme, ou sinon… »
La solution pour accepter le réel, c'est peut-être, paradoxalement,
de se retourner et de voir tout ce qu'on lui a volé en ne le
prenant pas. Ces femmes désirables qu'on a évitées parce qu'on
ne les aimait pas, ces places en or qu'on n'a pas prises parce que
l'or venait du travail des autres, et ces morts qu'on a évitées,
parce qu'on a été plus malins. Je sais, ça n'offre aucun réconfort
à l'adolescent à qui le réel s'impose, le réel de la mort, du
désir, de la petitesse des hommes. Mais nous, les adultes, et je
parle aux adultes sensibles, les autres n'ont pas eu ces problèmes à
l'adolescence, et ne les auront pas ensuite, nous pouvons apprendre à
apprivoiser la sensibilité. Pas à la domestiquer, pas à en faire
un animal de ferme, privé d'instinct, d'élan. Nous pouvons faire de
la sensibilité un éclaireur, qui explorerait le réel et
reviendrait se poser sur notre poing tendu pour nous dire, « vas-y,
fonce », ou, « empêche-toi. »
Alors
nous pouvons rêver que nos enfants assaillis par la conscience et le
désir pourront regarder en avant et se dire « Il y a moyen. Si
le vieux a su faire, il doit y avoir moyen. »
Bien-sûr,
on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, une chronique qui ne s'égare
pas, comme à chaque fois que j'évoque Rudigoz. J'aurais aimé avoir le temps de raccourcir, et d'écrire plus longtemps sur le style du Fauteuil vert. Sur la façon
dont Rudigoz contourne l'impasse du sens par la liberté de
l'écriture, de la construction. Il fait la nique au réel en faisant
l'économie de la causalité, de la chronologie, on prend plaisir à
se perdre, et à le voir se perdre ( Roger, Dieu ? Encore ?
Sérieusement!) on prend plaisir à l'urgence d'un roman qu'on sent
avoir été écrit en quelques semaines seulement. La fin, qui
m'avait paru décevante, à la relecture me semble plutôt une sorte
de pirouette, une façon de dire, « bah, tout ça n'a pas
l'importance que je lui ai donné. »
Et
notre sensibilité, heurtée de voir un Rudigoz dans l'impasse, ne se
décourage pas à la lecture du fauteuil vert, elle nous dit, ici,
empêche-toi, et là, fonce. Et comme un enfant qui regarde ses aînés
se dépêtrer on se dit, « Il y a moyen, il doit y avoir
moyen. »
Pas de chronique audio car Le fauteuil vert n'est pas disponible en poche, pas disponible du tout, d'ailleurs, sauf si on parvient à se procurer l'édition original chez "Le Tout sur le Tout".
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