Alors que
nous cherchons des modèles tout faits
pour nous épargner
la peine d'assumer nos choix, nos responsabilités d'hommes
et de femmes, alors que nous cherchons des
philosophies toutes faites pour justifier notre colère, notre soif
de vengeance, notre violence qui bien souvent se sert des causes
qu'elle dit servir, Camus ne livre aucun système, juste des
pistes, juste « Mais non, un homme ça s'empêche, ou
sinon... »
On envie
toujours les génies. On
envie les honneurs, les femmes, le prix Nobel. Ce
qui se voit. Sans imaginer ce qui y mène.
Le premier homme décrit cette vie, cette
dureté qui prépare au génie. Il
décrit la pauvreté, pas celle dont je me
plains, moi, parce que j'ai peur du RSA où que je compte les
kilomètres à cause du prix du diesel.
Non celle qui fait qu'on prend des coups pour avoir perdu la monnaie
des courses, celle du travail permanent, qui épuise la mère, déjà
incapable de trouver les mots parce que la surdité, alors, rendait
quasi analphabète. Il n'y a pas de
misérabilisme parce que ce que décrit Camus, c'est moins les
conditions que la manière d'y résister, c'est
à dire la joie. La joie, au
sens où
Spinoza en parle, cette force qui pousse à piquer des fruits dans le
parc botanique,
cette joie qui pousse, malgré les
promesses de coups de cravache, à user les
clous des semelles pour gagner le match de
foot à la récréation. Le même appétit
dans la lecture, l'apprentissage, tout ce qui permet d'approcher la
beauté. Parce que « c'est la faiblesse devant la beauté qui
contribue à nous rendre le monde supportable. » Pas de
nostalgie, pourtant. Camus écrit que le temps perdu ne se retrouve
que chez les riches. La vie des pauvres est saturée de ce
travail qu'on doit rechercher sans cesse,
ce « privilège de la servitude. » La bourse qu'il
obtient grâce à son instituteur lui permet de sortir du monde des
pauvres, « rassurant, fermé,
solidaire » mais sur les traces duquel le narrateur revient
pour éclaircir les mystères, au premier rang desquels celui du
père, mort pendant la grande guerre. Mais
finalement, il n'y a que le « mystère
de la pauvreté, qui fait les êtres sans nom et sans passé. »
Ne reste qu'à apprendre à « aimer la nécessité affreuse de
la vie. »
On voit
qu'il reste encore pas mal de pages, alors on ne tremble pas encore
de cette fin qu'on sait ne pas devoir venir. Et
on se fait surprendre. Le livre s'arrête
sans prévenir, comme
contre un platane, et ensuite, ce sont les notes. C'est une torture
de les lire. Elles laissent imaginer le chef d'œuvre dont l'absurde
mort nous a privés. Chacune
de ces notes est la graine d'un chapitre qu'on ne verra pas grandir,
sur l'adolescence, la tuberculose, la question coloniale, l'art. Et
les femmes, et la mère, encore, et comment réconcilier en lui
l'Algérien et le Prix Nobel. Et des professions de foi : « La
noblesse du métier d'écrivain est dans la résistance à
l'oppression, donc au consentement à la solitude. » C'est
elle, la solitude,
qu'on ressent, plus encore que l'absurde, quand on referme le livre. Où sont les pères, les frères d'arme, les
frères de plume ? Et comme il faut
une fin, sinon au Premier homme, d'Albert Camus, disponible en Foliopoche, du moins à
cette chronique, essayons de croire à cette note, perdue dans les
annexes : « Dans l'histoire la plus vieille du monde nous
sommes les premiers hommes, non pas ceux du déclin comme on le crie
dans les journaux, mais ceux d'une aurore indécise et différente. »
Vous pouvez écouter la chronique audio avec des morceaux de Facel Vega dedans et un bonus Nobelo-camusien. C'est là.
TL ; DR : Le premier homme, d'Albert Camus est le contraire d'une ruine : un chantier, une esquisse, inachevé et pourtant parfait. Pas comme la chronique qui voudrait vous donner envie de le lire.
Un bon souvenir de lecture, sans compter que j'aime beaucoup cette collection qui tapisse une grande partie de ma bibliothèque...
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup Folio, mais je dois t'avouer que je l'ai en fait lu dans une vieille édition France-Loisirs, prêtée par mon beau-frère.
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