Dans le cadre du Prix des lecteurs du Livre de Poche.
Il y a, dans Le Diable tout le temps de Donald RayPollock, paru au Livre de Poche, quelque chose qui nous fait dire que
ce livre n'aurait pas pu être écrit par un français. Et ce n'est
pas le décor, l'Amérique profonde et crasseuse, ce n'est ni la
country, ni le jazz, ni les prédicateurs apocalyptiques, les
drugstores , ce ne sont pas les shérifs, ni les flingues, ni les
Ford, ni les Chevrolets. Enfin si, bien-sûr, c'est aussi tout cela.
Mais c'est une ampleur, une épaisseur, un élan si lourd, si charnel
dans la façons dont l'auteur décrit le parcours d'un jeune garçon
élevé dans une horreur qui le corrode sans pour autant jamais
corrompre sa nature. On sent le travail, dans le livre de Donald Ray
Pollock, au point que c'est parfois un peu scolaire, on croit
distinguer des techniques d'atelier d'écriture dans la façon qu'il
a de présenter ses personnages.
On craint le livre choral tendu vers
une grande révélation artificielle, et on savoure l'inexorable
déroulement d'une tragédie excessive. Non, ce qui semble si peu
français c'est que tout ce travail qu'on ressent ne sent pas
le jus de cerveau mais la sueur, on ne voit pas des ficelles
stylistiques faciles, mais du muscle romanesque, de l'entraînement
entêté. On sent que l'écrivain, comme le seul personnage solaire
du livre, a persévéré, qu'il attendait son heure, retravaillant
les phrases de cet hallucinant premier roman avec la hargne de
celui qui pense que le génie n'est rien sans le travail. On
pourrait être rebuté par cette pesanteur, mais la limpide
simplicité de l'écriture cache dans cette longue description
d'horreurs à la fois quotidiennes, mesquines et insoutenables, une
sensibilité inattendue.
Ma mère me racontait que petite elle jouait avec ses
sœurs à se faire peur dans le cabinet noir, sous l'escalier de la
maison bretonne de mon grand-père. Nous faisons tous ça,
expérimenter la peur pour l'apprivoiser. Le Diable tout le temps est
la version hyperbolique du cabinet noir sous l'escalier de la maison
de mon grand-père. Partez de ce que vous pouvez imaginer de pire,
enfoncez vous encore un peu et vous êtes encore loin du compte.
Mais pourquoi n'arrête-t-on pas la lecture, alors ? À
cause des quelques personnages obstinés dont les moyens s'épuisent
dans cette lutte contre la fatalité ? Pas si sûr. Comme devant
autant de grimaces du cabinet noir, le lecteur se rassure à chaque
coup du sort : « Ma vie n'est pas si horrible, mes
problèmes ne sont pas si pires, je ne suis pas à plaindre, je ne
suis pas à plaindre, je ne suis pas à plaindre. »
Même si on passe son temps à dire « non, non,
pas ça », on persiste à espérer. Parce que la rédemption
que le héros se forge est teigneuse, teigneuse, violente, mais
supportable, parce qu'elle est attachante.
Bien-sûr, parfois, le trop d'horreur fait prendre de la
distance, et on se demande si c'était vraiment nécessaire.
Bien-sûr, le côté affreux sale et méchant frise parfois la
caricature, et on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, que les
respirations fussent un peu plus nombreuses. Mais toujours on sent
que l'exagération se construit sur l'épaisseur de l'expérience.
Mais jamais on ne perd vraiment espoir, mais jamais on n'abandonne le
petit Arvin, qui devient grand, pas seulement en taille, pas
seulement en âge.Bien-sûr, on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé,
que le livre ne fut pas si noir, mais c'est à l'humanité qu'il faut
adresser des reproches, pas à Donald Ray Pollock, pas au Livre de
Poche si, où qu'on tourne la tête, on se trouve face au Diable, tout le temps.
Ce livre est la meilleure façon de dépenser 7,10 euros en 2014.
L'audio est ici, et le fonds sonore est emprunté à Dead Meadows (me and the devil blues).
[EDIT] : Il s'agit d'un premier roman mais d'un second ouvrage,le premier était un recueil de nouvelles . Knockemstiff.
TL ; DR : Un livre cauchemardesque sur l'Amérique poisseuse, pauvre, consanguine et inquiétante. Mais le personnage principal, solaire, attachant, permet de tenir et fait de ce livre un grand roman, noir, mais grand.
[EDIT] : Il s'agit d'un premier roman mais d'un second ouvrage,le premier était un recueil de nouvelles . Knockemstiff.
TL ; DR : Un livre cauchemardesque sur l'Amérique poisseuse, pauvre, consanguine et inquiétante. Mais le personnage principal, solaire, attachant, permet de tenir et fait de ce livre un grand roman, noir, mais grand.
Wahoo
RépondreSupprimerSylvain R
Tu veux que je t'envoie le bouquin ?
RépondreSupprimerÇa ferait presque envie, mais ma religion m'interdit de lire des romans...
SupprimerEn tous cas, une de tes meilleures chroniques à mon avis.
Profondément juste ...
RépondreSupprimerMerci de votre intérêt et de votre soutien.
RépondreSupprimerMG
Je vous en prie ... C'est juste que j'ai été saisie de lire une description de ce que j'ai pu exactement ressentir à la lecture de cet ouvrage, qui me laissera une foule d'impressions, pour un bout de temps je pense... Dur de passer à autre chose après une telle lecture, un peu trop de noir certe, un peu trop de "glauque" systématique, mais comme vous le dites bien, une lueur tenace au bout du tunnel qui nous tiens en haleine et nous fais espérer. Et pour accentuer encore l'impression ambigu de la fin du roman, j'ai appris avec surprise qu'un certain Alvin Russel aurait effectivement existé, tueur en série de son état, il aurait été arrêté en 1965 ... bonne continuation
RépondreSupprimerVincent