Pourquoi recommander de lire À pas aveugles de par le monde, de Leïb Rochman, enfin paru en
français chez Folio, alors que je n'ai pas réussi à le lire
intégralement ?
Parce qu'il y a des travaux
impossibles qui doivent être menés. Écrire sur le retour des
survivants de l'Holocauste est un travail impossible. Chroniquer ce
travail impossible est un travail impossible. Mais qui doit être
fait. Il n'y a pas de chiffres dans ce livre, pas de statistiques,
pas de descriptions insoutenables. Plus on avance, plus on comprend
qu'il n'y aura rien de directement réel, rien à quoi se raccrocher.
C'est ce qui rend le livre impossible à lire dans son intégralité.
Et c'est ce qui permet de comprendre, en le lisant, des choses
qu'aucun autre livre, aucun documentaire, aucun débat ne m'avaient
permis de comprendre plus tôt. Par exemple le scandale de l'immédiat
après-guerre, ces survivants qu'on accueille comme des gêneurs,
responsables de la mauvaise conscience des Nations, victimes
tellement humiliées qu'elles portent elles-mêmes la honte de leurs
bourreaux.
Leïb Rochman parle des camps
mais il écrit : les Plaines. Refuser le vocabulaire des
bourreaux, réinventer la narration. Impossible de vivre après les
Plaines. Avoir survécu est une trahison. Vivre, c'est comme sortir
du Peuple, puisque le Peuple tout entier se trouve désormais sous la
surface, hurlant après la descendance qu'il ne pourra pas avoir.
Impossible, donc, aussi, de mourir. Mourir, c'est trahir encore,
c'est finir le boulot des bourreaux. Pour survivre face aux Nations,
ce Peuple désagrégé se raccroche à l'éternelle injonction :
croissez et multipliez-vous. Mais sans l'envie, le désir est une
mécanique, un devoir, et croissez et multipliez-vous n'est plus
qu'une phrase. Commence alors le procès des Livres du peuple du
Livre, dans un tribunal de Cauchemar où l'humain et le verbe se
confondent, s'accusent, et tentent de se sauver l'un l'autre.
Bien sûr, on aurait aimé,
enfin, j'aurais aimé, que tout me fut expliqué, plutôt que ce
récit où les lieux, les temps, les personnages sont toujours
indistincts, perméables, presque indéfinis. Comme si l'âme du
Peuple était un unique narrateur s'imposant à chacun tour à tour.
Mais c'est cet onirisme sombre et flou qui refuse au cerveau la
possibilité de se rassurer, de se distancier, c'est cet effort
nécessaire qui permet, soudain, dans ce tout chaotique, de saisir
l'essentiel, comme les nutriments dans un flot de fibres indigestes
et qui permettent pourtant ce transit horrible dont dépend la vie.
J'ai lu ici et là des éloges
de la langue de Leïb Rochman et de la forme du livre. Je ne les
partage pas. Et pourtant il me semble qu'aucune autre langue, aucune
autre forme, ne pourrait mieux expliquer ce que nous nous efforçons
de ne pas comprendre. Comprendre, et non approuver. Comprendre, et
non justifier. Il est inutile de condamner l'expansionnisme des
colons sans comprendre d'où vient leur croissez et
multipliez-vous. Moi, je suis né deux ans avant la mort de Leïb
Rochman, et je ne suis pas historien. Je ne suis pas juif et je ne
suis pas palestinien : je suis sans doute la personne la moins
légitime qui soit pour parler de l'Holocauste ou de l'Intifada.Mais
ce que j'ai ressenti, c'est que le silence, ou, pire les cris, les
balles, les bombes, enfin, l'impossibilité de se parler, donc, de se
comprendre, l'impossibilité des Nations de dire que ça suffit,
trouve sa racine ici. Car c'est d'une Europe sourde que sont partis,
À pas aveugles de par le monde, les pères de cet État qui
refuse d'apprendre à compter les victimes civiles de part et
d'autres des barrières qu'il érige. C'est d'une Europe sourde que
sont partis, À pas aveugles de par le monde, Leib Rochman et
les pères de ceux à qui revient un travail impossible mais qui doit
être fait : désapprendre le Destin, qu'on subit, préférer
l'Histoire, et la construire à partir de ce dont ils ont été
privés. À pas aveugles de par le mondee, de Leïb Rochman, chez
Folio, exige de ces fils qu'ils deviennent une Nation, capable, elle,
d'écouter les souffrances d'un autre Peuple qu'on prive de place sur
la terre.
La chronique audio est disponible ici.
On me pardonnera de la redondance de la bande son, car ce morceau "Khosid Dance"de Mickaël Levy perpétue une musique Klezmer émouvante et jamais coupée de ses racines.
J'ai l'impression d'avoir perdu la police par défaut. Bizarre.
RépondreSupprimerProchain article sera le 100ème du blog, je crois.
Bonsoir, j'essaie de trouver un moyen de vous contacter, je vous ai laissé un message sur FB (voir votre boite "autre" puisque nous ne sommes pas amis)...
RépondreSupprimerJe pense avoir reçu votre message. J'ai tenté d'y répondre, vous devez à présent avoir mon adresse mail.
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