Bien-sûr, j'ai une faiblesse
particulière pour les récits de fils d'immigrés. Je suis toujours
sidéré d'assister à cet entre deux mondes. Celui de la communauté
d'origine, reconstruite dans le pays d'accueil, pour tenir, face à
la pauvreté, face au rejet, face au déracinement. Et celui du pays
d''accueil, inconscient d'être lui-même le fruit d'un rêve unique
porté par les vagues des immigrations successives. Saroyan décrit
sa famille, sa communauté, une Arménie en sursis dans la petite
ville Américaine de Fresno. Il montre autant de folie que de
sagesse, une déraison slave que tempère à peine un fatalisme déjà
oriental. Et il montre l'Amérique, celle où chacun se bat pour
vingt-cinq cents par jour, puis pour son premier dollar, une Amérique
impitoyable, mais où le travail permet de s'en sortir.
Bien-sûr les histoires ont
subi la lente transformation mythologique des récits racontés cent
fois, déformés, embellis. Pourtant on imagine que la famille
Bashmanian ressemble d'assez près à la tribu dont Saroyan s'est
extrait à la force de sa plume. Pas d'histoires larmoyantes, pas de
leçons. Saroyan écrivait de lui-même : « Je n'élabore pas
une intrigue passionnelle. Je ne crée pas de personnages
mémorables. Je n'ai pas un joli style, je ne fignole pas une belle
atmosphère. [...] J'écris une lettre aux gens ordinaires ; je
leur dis dans un langage simple des choses qu'ils savent déjà. »
Chaque nouvelle est racontée
à la première personne. Un nouveau narrateur à chaque fois, mais
jamais vraiment un narrateur différent. Car tous partagent un solide
bon sens qui ouvre leurs yeux sur l'absurdité têtue des
comportements familiaux. Mais tous partagent une bienveillance
inoxydable, une tendresse, qui ne tournent jamais au jugement et à
la condamnation. Saroyan leur offre la parole et leur âme en sort
guérie.
Les histoires partent de
l'enfance à Fresno et se poursuivent jusqu'à la vie d'après la
galère, d'après le succès, même, lorsque derrière les histoires
de père divorcé à Paris on devine ces éléments de biographie
qu'on connaît : l'alcool, le jeu, les dettes ces palliatifs qui
permettent parfois aux doux de survivre ; en les empêchant de
vivre vraiment. Bien-sûr, on aurait aimé, enfin j'aurais aimé ne
pas sentir les évitements, les mensonges par omission, les
exagérations. J'aurais aimé que la mythologie ne contamine pas le
récit. Mais on se dit qu'en moyenne Saroyan ment d'un côté, puis
de l'autre, si bien qu'en moyenne, on en retire une sorte de vérité
statistique, non biaisée, et la conviction qu'il existe peut-être
un chemin vers le réel qui ne passe pas par l'abandon de la
mythologie, mais par la moyenne des mythologies multiples.
Et je crois que chacun peut
trouver un peu de soi-même dans les errances de ses aïeux, à la
manière de William Saroyan, avec la même bienveillance goguenarde
qui éclaire le recueil Folie dans la famille paru
chez Libretto.
La chronique audio peut être écoutée ici. Le morceau Elegy, d'Arno Babadjanian, compositeur arménien contemporain de Saroyan, sert de fonds sonore à cette chronique.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerBien vu, plus vite que les robots.
RépondreSupprimerY'a des pistonnées
RépondreSupprimerSR
Cette dernière phrase peut être interprétée de multiples façons, dont aucune n'est élégante, Super Robot.
RépondreSupprimerPourtant, aucune des pensées qui traversaient mon processeur au moment d'écrire ce post n'était inélégante...
SupprimerSR