La marquise est un texte court de George Sand, publié dans la collection classiques de Folio, et, contre toute attente, cette marquise m'a chamboulé.
Lorsqu'on la découvre, pourtant, au début de cette nouvelle, c'est une vieille femme fade, dont la beauté, désormais fanée, l'a privée de la nécessité de développer l'esprit vif et moqueur, le cynisme élégant que le narrateur attend de cette noblesse déjà en passe de disparaître. Cette vieille femme dont l'amant vient de mourir, il l'écoute avec ennui, avec même un peu de condescendance. Et c'est peut-être pour cela qu'elle s'ouvre à lui et lui raconte son histoire. Mais c'est la voix de George Sand qu'on entend. Sans l'acuité de son écriture on ne lirait que la vie d'une jeune fille mariée trop tôt, veuve trop vite, et qui, dégoûtée des hommes, de leur vulgarité, guérie par eux de cette maladie qu'on appelle le désir se contente d'une vie où la vertu, quand elle est soumise à si peu de tentations, se confond avec l'ennui.
Alors, la force de George Sand c'est de nous émouvoir avec un personnage antipathique. Si sa marquise avait été charmante, l'identification aurait joué à plein, et on serait passé à côté de l'essentiel : la vulnérabilité de la femme, fut-elle marquise dans une société régie par les hommes, par leur volonté, leur désir. Elle ne parvient à garder un semblant d'indépendance qu'en devenant la maîtresse d'un homme gentil et grossier, qui l'aime avec la sincérité stupide de celui qui ne voit que la beauté, qui n'aime jamais plus loin qu'il ne désire. Il y a une pudeur immense dans la façon dont George Sand décrit le dégoût domestique d'une femme tenue de consommer une union qui ne la comble sur aucun plan.
Et pourtant, cette femme froide, belle et hautaine succombe elle aussi à l'amour, une fois, une seule, et encore, sans jamais lui céder, puisque la passion qu'elle entretient avec un comédien reste jusqu'au bout platonique. Et même, presque platonicienne, car elle ne veut voir en Lelio, son comédien, que l'idée qu'elle s'en fait, plutôt que l'homme qu'elle découvre derrière l'acteur, plus vieux, plus fatigué, plus vulgaire. Alors, comme si George Sand croyait elle-même à la puissance d'une vertu constante, on voit Lelio jouer un rôle, inédit, pour lui, celui de l'homme que la marquise veut voir, celui de l'homme qu'il veut être pour elle, celui de l'homme qu'elle a attendu toute sa vie : l'amoureux béat et transi.
On retrouve chez George Sand ce grand-écart du féminisme actuel, entre la revendication farouche d'une indépendance légitime et la difficulté d'abandonner tout à fait les rêves de prince charmant, d'amours éthérés. On aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, ne pas y voir un travers symétrique au machisme patriarcal, c'est à dire une incapacité complémentaire à voir les gens de l'autre sexe comme des personnes à part entière, une façon de les voir toujours comme les moyens de la réalisation d'un modèle, ou d'un rêve, et même s'il est beau, même s'il est louable, faire de l'autre la pièce d'un puzzle qui dessine une idée, qui parle à l'esprit au lieu de s'adresser à l'âme. C'est toujours voir l'autre comme un moyen au lieu de le voir comme une fin, ce qui est une définition feutrée de la violence.
C'est toute cette complexité de sentiments, décrite dans une langue pourtant apparemment précise, apparemment détachée, à travers une histoire au romantisme apparemment un peu banal, qui fait que cette Marquise, de George Sand, disponible en Folioplus Classiques est, bien plus qu'un roman de comédien, quoi qu'en dise le dossier un peu scolaire qui l'accompagne, un des textes les plus profondément féministes qu'il m'ait été donné de lire.
Pour l'audio, disponible ici, j'ai fait preuve d'une absence totale d'originalité en associant George Sand et Chopin.
Pour l'audio, disponible ici, j'ai fait preuve d'une absence totale d'originalité en associant George Sand et Chopin.