SheilaLevine est morte et vit à New York. Le titre du roman de Gail
Parent, paru chez Rivages poche, laisse croire à une fantaisie
morbide, un truc un peu "Famille Adams". Mais dès les premières
pages, on comprend que sera plus classique. Sheila Levine a décidé
de mettre fin à ses jours. Vous allez voir que le livre, ça va être
des flashbacks. Il faut un peu de persévérance pour entrer dans le
roman, parce que Sheila n'est pas très sympathique. Petite juive
new-yorkaise qui trouve son visage trop typé, ses cheveux trop
frisés, et que sa mère a forcée à manger quand elle était enfant,
Sheila Levine n'avait qu'un rêve dans la vie, et encore, même pas
le sien. Celui de sa mère. Se marier avec un juif gentil et si
possible ni laid ni pauvre. Sheila fait des études d'art pour ne pas
se retrouver à taper à la machine dans un bureau où le cousin d'un
ami d'un oncle l'aura envoyée. Elle échoue dans une maison de
disques pour enfants, grâce à l'entremise du cousin d'un ami d'un
oncle, et on lui demande surtout de taper à la machine. À la
machine ? On s'attendait à Bridget Jones chez les juifs
new-yorkais et on réalise que le livre est sorti pour la première
fois en 1974, et qu'on en est déjà à la 4ème édition française.
Malheureusement, l'écriture aussi a un peu vieilli. Plus que la
réalité qu'elle dépeint d'ailleurs. Aujourd'hui encore, des
copines trouvent des amoureux, les plaquent, en trouvent d'autres,
aujourd'hui encore la copine moche déprime pendant que ses
colocataires s'envoient en l'air, mais on l'emballerait dans une
comédie romantique rythmée où Sheila Levine resterait positive et
amusante. Elle n'y arrive pas, elle n'arrive même pas à se
débarrasser de ce clampin mollasson, sale et triste, qui ne veut pas
se marier. Elle ne croit pas à sa vie autrement parce qu'on ne lui a
pas appris à l'imaginer. Il y a des bons mots, on sourit parfois,
mais on aurait aimé, enfin, j'aurais aimé, qu'on s'ennuie un peu
moins. Mais c'est peut-être aussi parce que le public cible est
plutôt féminin ?
Et
pourtant. Plus je lis, et plus je suis convaincu qu'il y a beaucoup
de livres imparfaits qui méritent d'être lus et beaucoup de bons
livres qui ne nous apprennent rien. J'ai sauté un paragraphe ou
deux. Ou trois. Et pourtant. Il m'a fallu cet ennui, il m'a fallu
pester à voir Sheila Levine faire tous les mauvais choix pour
comprendre à quel point il est douloureux de ne pas être jolie.
Douloureux de ne pas être désirée.
Et
Pourtant. Ce que montre le livre, et à mon avis de façon plutôt
involontaire, c'est qu'il n'est pas question d'être ou de ne pas
être désirée, mais de se faire ou de ne pas se faire désirer,
tel(le) qu'on est. Sheila se trompe de désir. Elle veut être
blonde, fine, grande, et elle veut le désir des autres, elle veut être ce
qu'elle n'est pas, au lieu de vouloir être heureuse telle qu'elle
est, telle qu'on pourrait la désirer si elle cessait de se plaindre,
de se cacher, de se vouloir autre. C'est là que la forme du livre
prend son sens : une lettre de suicide, c'est toujours, plus ou
moins, une lettre aux parents. Ah vous vouliez que je vive, que je
mange et que je me marie, et parce que vous m'avez fait trop manger
je ne me marierai pas et je vais me tuer. Et ça fiche la trouille,
en tant que parent, de se demander comment on fait pour donner aux
enfants les moyens de se connaître, de consentir à ce qu'on est et de
chercher de toutes ses forces la joie avec ce qu'on est. Bref,
lire Sheila Levine est morte et vit à New-York, de Gail Parent, aux
éditions Rivages Poches, donne envie de faire non comme son héroïne mais bien comme son lecteur : ne pas attendre la fin du livre
pour apprendre à en profiter.
EDIT : l'audio est là, uploadé du portable. Victoire de la 3G.