Le temps et l'argent partagent cette propriété paradoxale : moins on en a, plus on en perd. On veut aller vite, parce que le boulot, le ménage, les factures, les trajets en voiture, bref, parce que la vie nous dévore la vie. Mais ce qui est bon marché coûte cher, et ce qu'on fait à la va-vite prend du temps.
Lorsque j'enregistre les chroniques pour Des Poches Sous Les Yeux, j'essaie de faire vite. Et comme je suis tout sauf un journaliste professionnel, je bafouille, je m'y reprends à deux fois, trois, quatre. À chaque bégaiement, chaque grommellement, à chaque syllabe ratée, je m'arrête, et je produis un claquement de langue sec, afin que dans mon logiciel de montage, la forme d'onde montre un trait vertical qui indique l'endroit où je dois couper. Quand c'est trop pourri, je m'arrête et je recommence dans un autre fichier. Je garde toutes les versions laborieusement enregistrées et je me dis : "je monterai ça". Et je monte. Je coupe, je colle, je raccourcis, j'équalise. Mais ça s'entend. Et je reçois des mails gentils, gênés : " Pour être tout à fait juste, il y avait 2-3 problèmes pas très graves de lecture dans la version sonore. Genre des phrases longues que tu coupes avec une respiration à un moment assez inadéquat."
Alors je soupire. L'expiration commence dans un "eh merde, il va falloir y retourner", et se termine avec "bon, au moins, il y en a qui écoutent, et ils ont l'oreille." Le lendemain, je n'y suis pour personne, je reprends tout à zéro, je répète, j'enregistre, jusqu'à obtenir une version à peu près potable, sur laquelle le montage sera cosmétique, c'est à dire, comme tout maquillage de bon goût, invisible, inaudible.
Évidemment, ce n'est jamais parfait. Parce que c'est un métier. Et pas le mien. Ce n'est jamais parfait parce que je ne peux faire ça qu'en rentrant le soir, après les heures passées "au travail". Un travail pas pire qu'un autre, mais pas meilleur ; c'est à dire un travail qui permet de vivre et qui empêche d'écrire.
Allez, après une chronique pareille, faut rigoler un peu, donc bonus / malus !
Le blog littéraire de Michel Goussu. Des chroniques de livres de poche. Littérature contemporaine, ou non, française, ou non. Diffusées dans l'émission Des Poches Sous Les Yeux, de Radio Béton, pour les poches. Parfois, juste pour vous. Et un peu de promotion pour mon premier roman, Le Poisson pourrit par la tête, au Castor Astral.
Ce que j'ai pensé de

Des bouquins, et pas de place pour les ranger
samedi 16 novembre 2013
mardi 5 novembre 2013
À tombeau ouvert, de William Styron, chez Folio
Oh, et
puis merde, j'avoue, je n'ai aucune culture. Je n'avais jamais
entendu parler de William Styron, l'auteur du recueil À tombeau ouvert, paru chez Folio. J'ai pris À tombeau ouvert dans mon
interminable pile des livres à lire en pensant que ça avait un
rapport avec le film de Martin Scorcese dans lequel on peine à
croire que ce type qui joue si bien soit Nicolas Cage. Sur la
quatrième de couverture Folio précise qu'il s'agit de nouvelles
inédites ou jamais rééditées, et je me suis dit : « voilà
un auteur mort dont on a raclé les fonds de tiroir pour racketter
ses lecteurs inconsolables. »
Et puis
j'ai ouvert le livre et j'ai lu : « Au milieu des
tourbillons malodorants et des courants dangereux qui se forment au
confluent de l'Upper East River et du détroit de Long Island se
trouve une petite île basse. Sur la plus grande partie de sa
longueur s'étendent d'anciens bâtiments carcéraux ; morne et
usée par le temps, elle se distingue à peine de la dizaine d'autres
îles occupées par des prisons et des hôpitaux qui donnent aux
fleuves de New-York un tel air d'abandon et, particulièrement au
crépuscule, une apparence de mélancolie et de résignation. »
Comme un
processus qui s'exécute en tâche de fonds, et dont on ne soupçonne
la présence que parce que l'ordinateur dont on se sert pour autre
chose réagit avec une lenteur inhabituelle, le monde de William
Styron se développe et colonise le cerveau de manière autonome. Les
heures passées au bureau paraissent plus longues, plus absurdes,
parce qu'elles empêchent de retrouver le style précis élégant
avec lequel Styron décrit l'ambivalence des sentiments qu'ont
provoqué en lui les années longues et absurdes qu'il a passées au
sein du corps des marines.
Il décrit
le mélange de courage et de peur rentrée, de bravoure et de
virilité inutile, il décrit la menace, la saleté, le froid,
l'amitié, la solitude, ces ingrédients que les guerres mélangent
avec violence et dont elles extraient l'horreur autant que
l'héroïsme.
Qu'est ce
qui rend cette lecture si nécessaire ? On est loin de
l'addiction réfléchie et calculée des page-turners, ces thrillers
efficaces dont les auteurs cyniques maîtrisent les techniques de
manipulation susceptibles de créer une frustration artificielle mais
efficace pour tenir le lecteur en otage. Au contraire, l'écriture
délicate de William Styner distille les révélations sans effet de
manche, et c'est dans une sorte de sidération douce qu'on encaisse
ce qu'une écriture plus violente nous rendrait insupportable et donc
inaccessible. Après avoir décrit la satisfaction esthétique que
lui procure le ballet précis des artilleurs manipulant les obus de
mortier, il nous cueille avec ces quelques mots :
« Bien-sûr,
parfois, un mortier explosait pendant l'entraînement ; les
conséquences étaient alors dévastatrices, tous ceux qui se
trouvaient à proximité se faisant mutiler ou tuer. »
L'alternance
entre l'amour et l'horreur, entre l'intime et le collectif, entre
l'exil dans le pacifique et l'impossible retour dans le Sud des
États-Unis, ce basculement perpétuel ne procède pas seulement du
sens du rythme d'un écrivain doué mais d'une nécessité
respiratoire, ample, puissante, inexorable comme une marée qui
emporte le lecteur, l'empêche de s'arrêter, le pousse à lire dans
le bus, au bureau, comme quand il se cachait sous les couvertures
avec une lampe de poche après que ses parents avaient éteint la
lumière de sa chambre. En fait, on aurait aimé, enfin j'aurais
aimé, que chacune des nouvelles de ce recueil fut un roman entier,
et que le temps s'efface afin que ne s'arrête jamais la lecture de À tombeau ouvert, de William Styron paru chez Gallimard et disponible
en poche chez Folio.
En attendant une parution sur le site de Des Poches Sous les Yeux, le son est ici.
Prix : 7,20 € en Folio Poche.
[Edit : merci aux lecteurs/auditeurs audionazis de m'avoir obligé à refaire une édition de la chronique audio. J'ai modifié le lien]
TL ; DR : un recueil de nouvelles sur l'univers des MArines américain. Un style impeccable, visuel, bouleversant, une puissance narrative rare. Un Must.
[Edit : merci aux lecteurs/auditeurs audionazis de m'avoir obligé à refaire une édition de la chronique audio. J'ai modifié le lien]
TL ; DR : un recueil de nouvelles sur l'univers des MArines américain. Un style impeccable, visuel, bouleversant, une puissance narrative rare. Un Must.
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